Violences sociales : à qui la faute ?

Dégradations, séquestrations, blocages : des salariés réagissent aux licenciements injustes .Les exigences des actionnaires et les salaires faramineux des grands patrons exacerbent la révolte. Ces insurgés rejettent le discours affirmant que personne n’est responsable des décisions économiques.

Thierry Brun  • 30 avril 2009 abonné·es
Violences sociales : à qui    la faute ?

Et maintenant, les voilà eux aussi « voyous ». Pas les patrons de Continental, ni de Caterpillar, ni d’autres groupes industriels, mais des salariés. Interpellations et déferrements ont lieu un peu partout en France, pour des dégradations volontaires, des séquestrations de quelques heures et pour de banals blocages d’usine. Ces actions « coups-de-poing » très médiatiques ont déclenché récemment une riposte gouvernementale, avec à sa tête un Nicolas Sarkozy affirmant qu’il ne « laisserait pas faire ». Le Premier ministre, François Fillon, n’est pas en reste et a réclamé des poursuites judiciaires contre les fauteurs de trouble. Au passage, l’attitude des médias et des politiques, accusés de mettre l’huile sur le feu, est montrée du doigt.

Pourtant, ces gestes désespérés sont à mettre en rapport avec ce que subissent les salariés quand ils perdent leur emploi. Ils sont « face aux décisions violentes des actionnaires qui sacrifient la vie des salariés et de leur famille sur l’autel de leurs bénéfices » , a lancé au gouvernement Jacky Hénin, député européen du PCF, à propos de Continental. Cette violence sociale, invisible et impunie, Nicolas Sarkozy en avait pourtant pointé l’origine quand il s’attaquait, en 2007, aux « patrons voyous » qu’il opposait à la « France du travail ».

La crise et les quelque 3 000 chômeurs de plus enregistrés chaque jour ont depuis exacerbé cette situation. La publication des rémunérations des dirigeants des grandes entreprises donne le vertige : un salaire annuel de grand patron représente trois siècles de Smic, alors que les mêmes rationalisent des stratégies purement financières.
Comme Total, Rexel, numéro un mondial de la distribution de matériel électrique, est un modèle du genre. Ses dirigeants ont programmé un nouveau plan de licenciements et la suppression de plus de 400 emplois en France. En raison de la crise ? Non, dénoncent les cinq confédérations syndicales, qui soupçonnent des actionnaires accrochés à leurs profits. L’entreprise se porte bien, ainsi que le salaire de Jean-Charles Pauze, son dirigeant mondial, qui est le quatrième au palmarès des patrons les mieux payés du CAC 40. L’homme a touché la bagatelle de 8,82 millions d’euros de rémunération en 2007, en progression de 687 % par rapport à l’année précédente. Presque 7 000 Smic !

« Quitte à perdre mon emploi, autant partir avec plus. Quitte à être mis dehors, pourquoi ne pas recourir à des actions illégales ? » , entend-on dans ces entreprises où le sentiment d’injustice est le moteur des dégradations et des séquestrations. Cas d’école, l’usine de l’équipementier Continental de Clairoix, dont la fermeture entraînera la suppression de 1 120 emplois. Pendant qu’un millier de salariés partaient en train spécial à Hanovre pour manifester devant l’assemblée générale des actionnaires, le tribunal de Sarreguemines autorisait la direction de Continental à poursuivre ses projets de fermeture du site. Pas de condamnation sur les engagements pris il y a deux ans, non tenus par les dirigeants d’un groupe entre les mains de Maria-Elisabeth Schaeffler, la septième plus grande fortune d’Allemagne. « Au final, Continental, quatrième fabricant mondial de pneus, aura été dépouillé pour qu’un autre groupe, trois fois plus petit que lui, puisse se refaire une santé financière » , lance, indigné, Jean-Luc Mélenchon, sénateur et fondateur du Parti de gauche, qui a soutenu avec Die Linke les salariés de Continental.

Le sentiment de révolte est à son ­comble quand les salariés apprennent que le géant du pneu avait programmé la fermeture du site dès janvier 2008 en laissant croire le contraire pour arracher le passage aux 40 heures à des salariés qui, finalement, se retrouvent floués sur toute la ligne. Car les bénéfices importants (près d’un milliard d’euros dans la branche pneu en 2008, dont Clairoix fait partie) s’accompagnent d’embauches dans l’usine de Roumanie. Crise ou pas crise, le groupe délocalise vers des horizons plus rentables pour ses actionnaires : les salaires de Timisoara varient entre 280 et 420 euros par mois, contre une moyenne de 1 700 euros en France.
« Les politiques crient tous au scandale, ils ont l’air tout effarés mais, normalement, ils sont là pour faire voter des lois. Et s’ils faisaient correctement leur travail, la direction de Continental n’aurait pas pu réaliser son projet » , proteste Xavier Mathieu, syndicaliste à la CGT de l’usine de Clairoix [^2].

Les déclarations politiques se sont multipliées : en mars, le sénateur UMP de l’Oise, Philippe Marini, jugeait la décision de fermeture du site « complètement inacceptable » . De Berlin, Nicolas Sarkozy donne le change, prenant note de la promesse faite par Continental de « doubler les aides à la conversion » . La chancelière allemande y va aussi de son couplet, tandis que Christine Lagarde, ministre de l’Économie, se dit « choquée » . Mais le sort des « Conti » n’a pour l’instant pas changé d’un iota. Pas plus que celui des salariés de Caterpillar, qui n’ont pas oublié le ­quasi-serment de Nicolas Sarkozy : « Caterpillar, je vais la sauver. » Le scénario est le même pour l’usine Molex, celle de Sony France et l’équipementier automobile Faurecia, dont les salariés en colère ont séquestré des cadres dirigeants et sont aujourd’hui poursuivis.
Comme le dit le sociologue Jérôme Pelisse : « On a essayé de faire croire que plus personne n’était vraiment responsable des décisions économiques, qu’elles s’imposaient d’elles-mêmes… Mais chacun est responsable à son niveau, c’est ça que les séquestrations rendent visible à nouveau [^3]. » Pas étonnant que les salariés cherchent des moyens d’action pour se faire entendre. Ils se trouvent aussi confrontés à l’absence d’intervention du gouvernement contre les licenciements boursiers, et sont victimes d’un dumping social. Tout en agitant le bâton, le gouvernement est partisan d’un laisser-faire destructeur d’emplois et de protections sociales. Un avenir particulièrement violent, qui rend inaudible le discours sur la moralisation du capitalisme.

[^2]: L’Humanité du 14 mars.

[^3]: Libération du 10 avril.

Publié dans le dossier
"Nous ne sommes pas à vendre !"
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