La crise, broyeuse d’hommes

Amnesty International alerte sur les conséquences dramatiques de la crise économique. Si rien n’est entrepris politiquement, l’organisation présage une année noire pour les droits humains.

Erwan Manac'h  • 28 mai 2009 abonné·es
La crise, broyeuse d’hommes

Amnesty International pousse un cri d’alarme : « Nous sommes assis sur une poudrière d’inégalité, d’injustice et d’insécurité qui est sur le point d’exploser. » Dans son rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde, l’organisation trace un bilan préoccupant de l’année 2008, pointant en particulier les conséquences de la crise économique.
Chômage, malnutrition, difficultés d’accès à l’eau potable, tensions politiques et répression : si la communauté internationale ne sort pas de son mutisme, on risque d’assister, impuissant, à des tragédies humanitaires en cascade. Pour l’année 2009, la Banque mondiale prédit 53 millions de personnes supplémentaires sous le seuil de pauvreté.
En tout premier lieu, Amnesty redoute l’explosion annoncée du chômage. D’après l’Organisation internationale du travail, il devrait s’accroître de 9 à 27 %, selon différents scénarios. De 18 à 51 millions de personnes risquent de perdre leur emploi. La paupérisation de ces millions de nouveaux chômeurs risque d’affecter en profondeur les économies nationales les plus fragiles. Les travailleurs immigrés, qui occupent souvent les emplois précaires, seront les premiers touchés. Or, chaque année, les expatriés envoient 200 milliards de dollars à leurs proches. L’amaigrissement de cette manne amputera beaucoup d’économies locales d’une partie de leurs liquidités.

Dans ce contexte, et avec le durcissement des conditions de l’immigration légale, les derniers aspirants à l’exil sont forcés de prendre toujours plus de risques. En 2008, 67 000 personnes ont traversé la Méditerranée au péril de leur vie, et le nombre des personnes disparues reste une inconnue inquiétante. Amnesty International épingle aussi les entraves aux droits des réfugiés, en particulier en Europe. Le droit d’asile n’est pas appliqué dans des conditions satisfaisantes. Les accords bilatéraux de lutte contre l’immigration clandestine poussent par ailleurs les pays d’émigration à criminaliser les migrants. En août 2008, par exemple, le Parlement algérien adoptait une loi prévoyant six mois d’emprisonnement pour tout Algérien intercepté dans une tentative d’émigration clandestine. Plus au sud, la Mauritanie réprime les étrangers qui transitent sur son territoire. Des centaines de migrants présumés sont enfermés et expulsés sans pouvoir faire valoir leurs droits.

Avec la pression économique, le sentiment xénophobe et les discriminations raciales risquent de s’exacerber à travers le monde. La politique européenne envers les Roms, les traitements réservés aux indigènes par le Brésil ou la Bolivie : partout des politiques discriminatoires sont mises en place par les gouvernements sous la pression, ou avec l’aval, des pouvoirs économiques. Ces discriminations jouent par ailleurs un rôle central dans l’enracinement de la pauvreté. « Ce n’est pas une coïncidence si une grande partie des pauvres de la planète est constituée des femmes, des migrants et des personnes appartenant à des minorités ethniques ou religieuses » , déplore Irene Khan, secrétaire générale d’Amnesty International.

Autre fléau qui risque de s’accroître avec la crise : la faim. La crise alimentaire, qui frappe déjà 150 millions de personnes, se creuse avec l’augmentation continue du prix des denrées alimentaires. La faim et la malnutrition concernent aujourd’hui près d’un milliard de personnes, d’après l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Un sixième de l’humanité.
Dans le même temps, il reste un problème de mal-logement criant dans certaines métropoles. C’est le cas notamment à Nairobi, au Kenya, où 60 % de la population vit dans des logements de fortune. Plus d’un milliard de personnes, dans le monde, vivent en bidonville. C’est-à-dire un citadin sur trois.

La crise risque enfin de durcir les tensions politiques. La situation dans plusieurs régions attire l’attention des défenseurs des droits humains, en particulier en Afrique. Dans l’est de la République démocratique du Congo, par exemple, un conflit politique sévit en silence sur fond de rivalités économiques. L’arrêt brutal des investissements étrangers a interrompu le redémarrage économique qui laissait espérer une accalmie des tensions.
Globalement, Amnesty craint que les gouvernements autoritaires resserrent l’encadrement des populations civiles face aux conséquences sociales de la crise. L’organisation observe notamment avec anxiété le durcissement du régime russe à l’aune de l’effondrement de ses ressources pétrolières. L’instabilité reste vive dans le Caucase et en particulier en ­Tché­tchénie, au Daghestan et en Ingouchie, où les forces de l’ordre se rendent responsables d’actes de torture, d’exécutions et d’arrestations arbitraires faisant écho à des attaques meurtrières des opposants. Plusieurs charniers ont été découverts en ­Tchétchénie sans que l’État n’autorise des investigations poussées.

Sans surprise, le Zimbabwe est aussi épinglé pour les violences politiques qui ont suivi le scrutin de mars 2008. Au moins 180 personnes y ont trouvé la mort. Les enlèvements, les tortures et les passages à tabac se sont multipliés dans un pays déjà sinistré par une crise économique aiguë. Confirmation supplémentaire, si besoin était, du risque d’instabilité politique qui accompagne les grandes crises économiques.
Il est donc à craindre que les despotes ne durcissent leur gouvernance par anticipation. Et la censure contre la presse et les intellectuels devrait rester à un niveau préoccupant. En la matière, c’est le Sri Lanka qui est épinglé, en raison de la mort de neuf journalistes depuis 2006. L’Iran, l’Égypte, la Syrie et la Chine sont particulièrement critiqués pour leur censure d’Internet.

Le désespoir des laissés-pour-compte risque aussi de faire le terreau de tous les extrémismes politiques. Aucune accalmie n’est donc prévisible dans les velléités terroristes de certains jeunes à travers le monde.
Malgré ces signaux alarmistes, rien n’est fait pour endiguer les risques d’explosion. « Les gouvernements ont lamentablement échoué dans leur mission de protection des droits », dénonce Irene Khan. L’intégration à la table du G20 de pays émergents comme la Chine, le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud ne présage pas une prise en main volontariste de la question des droits humains. Et si Amnesty International salue la nouvelle donne que Barack Obama a apportée dans la politique des États-Unis, l’organisation reste prudente, dans l’attente notamment de voir si le pays saura faire pression sur Israël et la Chine pour qu’ils se plient au droit international.

Paradoxalement, des fonds sont facilement levés par les organisations internationales pour réformer la justice commerciale des pays en développement, afin de sécuriser et d’étendre le libre marché. Rien en revanche n’est fait pour installer dans ces pays une justice indépendante au service des droits humains. Deux tiers de la population mondiale n’ont pas véritablement accès à la justice, d’après l’Organisation des nations unies (ONU).

Amnesty International tient enfin le Fonds monétaire international (FMI) pour responsable de l’incapacité des nations à répondre à la crise sociale. Les réformes d’ajustements structurels – qu’il imposait jusqu’à la fin des années 1990 en échange de prêts financiers – ont fauché les embryons de service public dans beaucoup de pays en développement. « Les gouvernements ont dû sacrifier au marché leurs obligations en matière de droits sociaux et économiques » . Partout, la Sécurité sociale, l’enseignement public et la santé sont laissés au second plan. Et les États sont bien souvent dans l’incapacité de répondre aux problèmes sociaux charriés par la crise. Dans une note d’optimisme, l’organisation observe pourtant que la crise « a déclenché une révolution conceptuelle qui ouvre la voie à des possibilités de mutation du système » . Elle en appelle à un mouvement populaire, seule force capable d’influer sur les réponses politiques à la crise. Sa campagne politique se déclinera donc sous un item international : *« Exigeons la dignité. »
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Monde
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