La double vie du kiosquier n°136

C’est notre façon à nous de célébrer la Journée mondiale de la presse.
Il y a les journalistes, analystes ou grands reporters. Mais la presse, c’est aussi d’autres métiers tout aussi nécessaires.

Alain Lormon  • 7 mai 2009 abonné·es
La double vie du kiosquier  n°136

Kiosquier, comme charbonnier, est maître chez soi. Ce Politis affiché pleine page sur un présentoir, offert généreusement au regard du chaland, c’est donc le choix du locataire des lieux. Et de lui seul. D’où l’envie, quand on a quelques affinités avec ce journal, de connaître l’homme-tronc qui se cache dans ce minuscule édifice posé, sans fondation aucune, à la bouche de métro École-Militaire. On le rencontre plus volontiers devant sa petite entreprise à parler avec le client que dans la pénombre assis sur son tabouret. Halaly Fathy est tout en vivacité. Regard rieur, verbe qui se bouscule, homme de contact assurément. Le teint nettement basané souligné par une chevelure toute blanche (qui a dû être frisée) trouve son explication dès les premiers mots. Notre kiosquier des beaux quartiers parisiens est né en Égypte, voici cinquante-quatre ans. Il a vécu une bonne moitié de son âge sur les rives du Nil, entre Le Caire et Louxor. Diplômé de l’université de communication, il a tâté du journalisme dans la capitale égyptienne. Un temps, il fut rédacteur à Al Hali (« le Rassemblement »), proche du parti communiste. D’un milieu pauvre, ses parents ne savaient ni lire ni écrire, il voue à son père une vénération. « Il était analphabète, mais d’un esprit très émancipé. Il a voulu que je fasse des études supérieures. »

Plus rare encore, cet homme qui fut tantôt cuisinier dans des restaurants, tantôt chauffeur n’a pas fait de différence entre sa fille et ses garçons. La sœur a eu les mêmes droits aux études que les trois frères. « J’ai quitté l’Égypte en 1980, se souvient Fathy, d’abord pour la Jordanie, un an et demi, puis pour Vienne, pendant un an. » Le globe-trotter multiplie les boulots alimentaires. Il fait une longue escale à Florence, se marie, divorce, avant de poser ses valises à Paris en 1986. Dire définitivement serait aujourd’hui encore un pronostic hasardeux. Mais en attendant, il est toujours là. Pourquoi cette longue errance ? Le jeune journaliste de gauche, « déçu par la gauche » , rectifie-t-il, avoue être parti d’Égypte autant pour des raisons politiques qu’économiques. C’est au moment de la maladie de sa mère, et devant la grande misère des hôpitaux, qu’il a pris sa résolution. Admirateur de Nasser, comme beaucoup d’Égyptiens de sa génération, il ne porte pas Sadate dans son cœur… comme beaucoup d’Égyptiens.

La critique se devine en creux, sous l’éloge appuyé du premier raïs, « sa stature internationale » – ici, évocation enthousiaste de la conférence de Bandoeng des « non-alignés » en 1955 –, mais aussi « sa politique sociale, l’émancipation des femmes » . On lui demande si la montée de l’islamisme radical au cours de la période de l’après-Nasser et les transformations de la société qui s’ensuivirent ont joué un rôle dans son exil. La réponse est négative. Mais, tout de même, après un temps, il ajoute : « L’Égypte, ce n’est pas ça ! »

On avait prévu de parler journaux, crise de la presse, et voilà que la conversation nous transporte dans le souk Khan al-Khalili ! Revenons donc à Paris, et renouons le fil de l’histoire. D’abord kiosquier à Alésia – au métro Alésia, s’entend, dans le XIVe arrondissement. « J’ai adoré ce quartier. Je vendais bien et j’avais surtout beaucoup de contacts avec des gens du coin, des intellectuels, des artistes qui venaient au kiosque pour discuter. » Après un an et demi au carrefour Maine-­Général-Leclerc, et un pot d’adieu avec les habitants du quartier, il émigre sur les Grands Boulevards, devant le Grand Rex. Un mauvais souvenir. Des ventes faibles et une population de passage qui ne s’attarde guère en conversations. Dommage ! Car les conversations, les rencontres avec les gens, toutes sortes de gens, voilà ce qu’aime Fathy.

C’est la part belle du métier, qu’il a retrouvée depuis janvier dernier à l’École-Militaire. La vie n’en est pas moins rude. Le kiosquier n° 136
– ce matricule est en quelque sorte son adresse professionnelle – est à pied d’œuvre à 6 h 30 le matin. « Des collègues commencent encore plus tôt » , reconnaît-il. À l’École-Militaire, les affaires reprennent. Si ce n’était ce maudit kiosque qui, les jours d’hiver, laisse entrer un air glacial. Fathy montre un constat d’huissier qu’il a fait établir à ses frais. «  Comment faire pour obtenir un peu plus de confort ? » Enfin, il parle des difficultés, des contraintes. Les horaires : «  Depuis peu, je m’organise avec un collègue qui me relaie à 17 h jusqu’à la fermeture, à 20 h. » Le week-end : « Je ne trouve pas l’énergie d’ouvrir le kiosque le dimanche. Dommage ! C’est une bonne journée avec tous les touristes étrangers près de la tour Eiffel et des Invalides. »

Le stockage : « On doit accueillir au moins deux cents titres. En réalité, c’est beaucoup plus. » Il montre des paquets empilés au fond du kiosque (on pense aux confrères qui ont travaillé leur une pour accrocher le regard du passant…) « Et ce n’est pas tout, soupire-t-il, j’en ai encore une partie dans ma voiture. Vous imaginez, quand on me demande un journal qui est dans ma voiture, là-bas au coin de la rue ! » Et le métier sème aussi quelques pièges redoutables : les vols et les comptes, qui ne font pas toujours les bons amis : « Chaque soir, je laisse les invendus à l’intérieur du kiosque. Vers 4 h du matin, un coursier du dépôt ouvre le kiosque, prend le paquet et livre les journaux du jour. Il faut que le paquet corresponde exactement aux invendus. Pour éviter les problèmes, mieux vaut être attentif au moment de la livraison, et compter méticuleusement les exemplaires livrés. » Car les risques sont multiples : une erreur au moment de la livraison ou des vols pendant la nuit. Sans parler de la concurrence des gratuits laissés à disposition dans le couloir d’accès au métro. « C’est très dur, reconnaît Fathy, pour s’en sortir, il y a sans doute des kiosquiers pas très honnêtes qui sont tentés de faire de la vente directe. Pour éviter tout soupçon, même en cas d’erreur toujours possible, il faut créer un vrai climat de confiance entre le kiosquier et le dépôt. »

Au total, c’est beaucoup d’efforts, des journées de douze heures, des comptes, faits et refaits, des nuits écourtées, le tout pour un maigre salaire. « Les situations sont très variables. Avec un très bon emplacement, on peut gagner 2 000 euros, dont il faut tout de même retrancher les charges. Ailleurs, ce peut-être deux fois moins… Et dans certains endroits, presque rien ! » Fathy sourit : « Si vous voyez un kiosquier qui fait la tête, ne vous posez pas de questions ! »
Cela n’empêche pas d’aimer ce contact charnel avec les journaux, de toutes les provenances, de toutes les idées, et de toutes les couleurs, à l’image de la vie. Puis, le soir venu, l’ancien journaliste égyptien revêt le costume cravate, comme sur les photos qu’il nous montre sur Al Mostakbal Al Masry , le journal de la communauté des Égyptiens de France. Fathy préside la commission culturelle et anime le journal, « un trimestriel qui tire à trois ou quatre mille exemplaires ». Des journaux, encore et toujours. Manifestations de promotion de la culture égyptienne, dîners officiels et discours au milieu de notables. Une sorte de retour aux origines.

Publié dans le dossier
Le temps de la colère
Temps de lecture : 7 minutes