Le point faible des institutions

Les institutions européennes ne répondent pas aux critères qui sont exigés des États pour leur adhésion. Et la limitation des choix politiques dans les traités est encore plus préoccupante.

Michel Soudais  • 21 mai 2009 abonné·es

L’Europe a un point de commun avec les religions. Ses grands prêtres ne doutent pas. «  Avec 400 millions d’électeurs appelés à voter en même temps, l’Europe est la deuxième démocratie du monde, après l’Inde mais devant l’Amérique ! » , s’exclamait récemment Bernard Kouchner. La construction européenne a « gagné deux paris fondamentaux : la paix et la démocratie » , professe Daniel Cohn-Bendit. Conservateurs libéraux et sociaux-démocrates partagent la même autosatisfaction face à l’œuvre accomplie. L’Union européenne est « la ­première expérience ­réussie de démocratie supranationale d’États et de citoyens » , assuraient le socialiste espagnol Enrique Baron Crespo et le chrétien-démocrate allemand Elmar Brok, dans une tribune commune parue dans le Monde en juin 2007.
Le constat des chefs d’État et de gouvernement, à Laeken, fin 2001, était pourtant moins idyllique. Dans leur déclaration de fin de Sommet, se lisait en creux un terne bilan de la construction européenne : déficit démocratique, institutions technocratiques, absence de transparence et de visibilité, médiocrité des avancées dans les domaines sociaux et environnementaux, mépris des différences nationales et régionales…

Comment, en huit ans à peine, le tableau a-t-il si vite viré du gris au rose ? Nul changement dans le mode de fonctionnement ou les politiques de l’UE ne saurait l’expliquer. Pas même un nouveau traité : celui de Lisbonne n’est pas encore adopté, et les eurodéputés admettent qu’il ne fait que renforcer « chacune des institutions [dans] leurs rôles respectifs »  [^2]. Ce n’est pas tout à fait le statu quo mais ça y ressemble.
« La démocratie était et reste le point faible des institutions » , déplore la Fondation Copernic [^3]. Les citoyens n’apparaissent dans les traités que comme destinataires et bénéficiaires d’une union «  sans cesse plus étroite » dont ils ne sont ni les acteurs ni le souverain. Il est à cet égard emblématique que la conférence intergouvernementale consacrée au traité constitutionnel européen ait supprimé la citation de Thucydide qui y avait été mise en exergue : « Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre. » Emblématique car c’est aux gouvernements qu’est dévolu le plus grand rôle.

La majeure partie des décisions et arbitrages, à commencer par la constitution de la Commission, procèdent de négociations entre eux. Cette prédominance renforcée des structures intergouvernementales, qui négocient sans affirmer de pouvoir européen, est « préjudiciable pour la démocratie d’un quadruple point de vue » , note la Fondation Copernic : « L’intergouvernementalisme fonctionne selon les normes de la diplomatie traditionnelle, c’est-à-dire le secret ; il amplifie l’autonomisation des exécutifs et annihile le contrôle démocratique et parlementaire sur les exécutifs ; son inadaptation croissante en raison du grand nombre des États membres favorise le pouvoir technocratique ; il masque, sous couvert d’intérêts nationaux, les orientations politiques. »
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Avec les deux autres instances du « triangle institutionnel », la Commission européenne et le Parlement européen, le ­déséquilibre est clairement en défaveur de la seule institution élue au suffrage universel direct. La première, composée de 27 membres désignés par les gouvernements – le rôle des eurodéputés se bornant à entériner ou rejeter ce choix en bloc –, cumule les pouvoirs judiciaires, exécutifs et législatifs, au mépris du principe de séparation. La Commission détient ainsi le quasi-monopole de l’initiative des lois, ce qui lui permet de bloquer des institutions issues du suffrage universel. Car si elle est la seule à pouvoir proposer, a *contrario
elle peut refuser les initiatives que le Conseil des ministres ou le Parlement européen lui demandent de prendre : à six reprises, elle a refusé de proposer une directive sur les services publics.

Certes, le Parlement européen a vu ses pouvoirs s’accroître au fil des traités, néanmoins il ne dispose toujours pas de la plénitude des attributions dévolues ordinairement à un parlement. Il vote les lois, sans pouvoir en proposer, dans 42 domaines seulement – une quarantaine de plus si le traité de Lisbonne est adopté –, mais les questions monétaires, fiscales, commerciales, économiques, agricoles restent hors de sa compétence. Il vote le budget, sauf les recettes et pas toutes les dépenses. Sa fonction de contrôle se limite de fait à l’audition des commissaires pressentis ; une fois la Commission investie par lui, il ne peut que la censurer collégialement.
L’architecture institutionnelle de l’UE est ainsi faite que l’UE n’applique pas à elle-même les critères démocratiques qu’elle exige des États qui souhaitent adhérer (séparation des pouvoirs, Parlement pleinement législateur, pleinement contrôleur et décideur à part entière des recettes et des dépenses). Joli paradoxe.

Mais c’est encore dans la délimitation des choix politiques que les textes fondamentaux de l’Union européenne s’affranchissent le plus des principes de la démocratie. Les traités, « au lieu de se contenter d’établir un cadre institutionnel permettant aux citoyens de faire des choix, tranchent le débat en amont » , déplorent 36 économistes, dans un appel à voter pour le Front de gauche [^4]. En imposant ce qu’ils appellent un « dirigisme libéral » , les traités enserrent les choix qui devraient relever du libre débat démocratique dans un corset. S’ils n’imposent pas une politique unique, on s’en rapproche dangereusement, et l’alternative n’est déjà plus qu’entre plus ou moins de libéralisme. Quand l’essence même de la démocratie est de pouvoir arbitrer entre des options réellement différentes.

[^2]: Résolution P6_TA(2009)0387 sur « l’incidence du traité de Lisbonne sur le développement de l’équilibre institutionnel de l’UE », 7 mai 2009.

[^3]: Face aux crises, une autre Europe, Note de la Fondation Copernic, Syllepse, 138 p., 8 euros.

[^4]: Le Monde, 2 mai 2009.

Publié dans le dossier
Démocratie européenne
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