Les nécessaires lectures d’Ivan Segré

Le philosophe scrute
par une méthode analytique proche de l’ascèse les confusions entre sionisme, mémoire du génocide et idéologies pusillanimes.

Denis Sieffert  • 28 mai 2009 abonné·es

Les éditions Lignes nous proposent ces jours-ci deux essais en forme de diptyque, œuvre du philosophe Ivan Segré. Les sujets nous sont connus. C’est l’évolution du sionisme et sa transformation en politique au sens parfois étroit du mot, et c’est l’exploitation idéologique de la mémoire du génocide. Avouons-le, notre premier réflexe fut de réticence. Toutes les polémiques n’ont-elles pas déjà eu cours sur ces questions ? Mais le travail d’Ivan Segré se situe au plus loin de la polémique. On est rapidement emporté par la rigueur de la pensée, et séduit par son exigence. Si les sujets ne sont pas nouveaux, ils n’avaient jamais été traités d’un point de vue aussi strictement analytique. Dans les deux ouvrages, Ivan Segré propose une relecture serrée des auteurs. Il cite, compare, décrypte, déconstruit.

Nous voilà dans le premier volet du diptyque. Le titre exact en est : « Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? » Segré interroge des textes philosophiques de Philippe Lacoue-Labarthe et Alain Badiou, de Martin Heidegger et Hannah Arendt, ou du mathématicien Jean-Yves Girard, ou du psychanalyste Daniel Sibony, ou d’autres écrits que l’auteur qualifie d’idéologiques ou « antiphilosophiques », œuvres d’Éric Marty, d’Alain Finkielkraut et de Jean-Claude Milner. Il s’efforce de restituer les rares écrits de Heidegger sur les « camps » dans leur littéralité. Lorsque Heidegger écrit en 1949 : « Mais au milieu des morts innombrables l’essence de la mort demeure méconnaissable » , Segré réfute les interprétations vulgaires qui ont réussi à voir là un propos négationniste. Ce n’est évidemment pas la mort qui est niée mais la mort dans l’absolue singularité qui est due à tout être humain. Segré en appelle à Hannah Arendt, qui éclaire le propos du philosophe suspect, selon l’expression de Faye, d’avoir « introduit le nazisme dans la philosophie » . Arendt évoque ces « usines de la mort »« tous moururent ensemble » « non en qualité d’individus humains  […] mais réduits au plus petit dénominateur commun de la vie organique » . Elle parle de cette « égalité monstrueuse, sans fraternité ni humanité » dans laquelle on voit « l’image de l’enfer » . Avec d’autres mots, elle ne dit rien d’autre que ce que dit l’auteur de l’Être et le Temps . Il ne s’agit évidemment jamais chez Segré de prendre la défense de Heidegger dans son engagement nazi, mais de le lire en dépit de cela. Soit, dira-t-on, mais quel est « l’enjeu » de cette lecture ? Tout simplement, la volonté de lire ce qui est écrit, et cela à l’écart de toutes les interprétations et de tous les anachronismes. Et de montrer, chemin faisant, combien la polémique – ce que l’on sait par ailleurs d’un auteur – nous détourne et nous aveugle. C’est cette sorte d’ascèse qui impressionne chez Segré. Avec lui, nous nous rendons compte que nous ne savons plus lire tant le préjugé est envahissant dans un univers de communication. Il soumet à la même épreuve tous ses auteurs. Tous ne revêtent pas l’intérêt d’Heidegger et d’Arendt. Ainsi l’idéologisation d’Auschwitz par le psychanalyste Daniel Sibony répond à des ressorts trop évidents. Sibony n’accepte pas ce que Segré appelle « l’appropriation humaniste d’Auschwitz » , autrement dit la substitution humaniste de l’être humain au juif comme victime des camps d’extermination. Il redoute que d’autres victimes de l’Histoire viennent ensuite se substituer à l’humain. Le Palestinien, notamment. Ce n’est pas nous qui le disons, ni Segré, mais Sibony. Ce faisant, c’est lui, Sibony, qui trace l’équation qu’il prétend réfuter. Poussant plus loin son raisonnement, il compare ensuite l’attentat terroriste (palestinien) à un acte génocidaire. Et du coup, ce qui aurait pu s’entendre, et faire légitimement débat – le refus de substituer l’humain au juif afin de ne pas éluder la question « pourquoi le juif ? » – devient insupportable quand la manipulation idéologique apparaît dans sa cynique évidence. Plus loin, Segré démonte le mécanisme qui nous fait passer, après transposition dans la société française, de « pourquoi les juifs sont-ils agressés » à « pourquoi les Maghrébins agressent-ils ? ».

Nous sommes là dans l’idéologisation du génocide. Une idéologisation que Finkielkraut contribue à politiser en accablant la conception sociale de l’histoire, la notion de classe, et plus généralement le marxisme, selon lui d’essence négationniste à force d’expliquer le crime par le social. Au bout du chemin, c’est la gauche sociale qui est antisémite. On est là dans le passionnel le plus réactionnaire. On aimerait que les auteurs qui ont subi l’épreuve de l’analyse de texte, entendent la conclusion de Segré lorsqu’il évoque ce « juif de l’étude » – auquel il s’identifie lui-même – qui ne craint, selon lui, « nul savoir, nulle vérité, partant nulle philosophie, si tant est qu’une philosophie est sous condition des vérités » . Ce que l’on pourrait appeler aussi l’honnêteté.

Dans la Réaction philosémite ou la trahison des clercs, le champ d’étude est là aussi strictement délimité par des textes choisis des figures contemporaines du sionisme. Segré pratique ce qu’Alain Badiou appelle une « sociologie littérale » . Point d’à-côté, ni d’à peu près, ni de considérations sur les réputations ou sur les éclats trompeurs des multiples reflets médiatiques. Segré lit et ne fait rien d’autre qui puisse enflammer les passions. Il s’emploie d’abord à analyser la définition que chacun donne du sionisme, et ce faisant, de l’antisionisme. Et, surprise, les divergences éclatent. Quelle marge entre un Raphaël Dray, « sioniste orthodoxe », qui conteste «  l’identification, par les progressistes, d’Israël et des États-Unis » , pour ne plus retenir entre ces deux pays qu’ « une simple coïncidence d’intérêts bien compris » , et un Alexandre Adler qui défend l’idée d’une « alliance totale » entre l’État hébreu et « l’Amérique »  ! L’un excipe de la singularité absolue d’Israël, voire de sa solitude dans le monde ; l’autre d’une relation fusionnelle avec la puissante Amérique au point qu’il prophétise que « l’une des frontières de l’Amérique se situera bientôt sur le Jourdain ».
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Tout près d’Adler, nous trouvons Finkielkraut, pour qui les États-Unis comme Israël sont consubstantiels à la démocratie. Nous allons ainsi d’un sionisme historique vers une politisation du sionisme assimilé aux États-Unis, à une certaine administration américaine, conservatrice, puis vers une résurgence du concept d’Occident. C’est évidemment Pierre-André Taguieff qui nous entraîne le plus loin dans cette voie, jusqu’à l’irrationnel. Israël est ici la sentinelle de l’Occident aux confins des terres hostiles. Le légat de « nos » intérêts et le dépositaire de « notre » civilisation. Et c’est peu dire que, sous sa plume, les Occidentaux géographiques qui ne partagent pas cette vision sont des renégats. On connaît la méthode aussi peu philosophique que possible – et aussi peu analytique – de Taguieff. Comme le dit Segré, Taguieff juge *« irrecevable toute distinction entre l’antisémitisme nazi et l’antisionisme “au sens fort du terme”, quelle que soit sa déclinaison idéologique (progressiste, nationaliste ou islamique) ».
Nous sommes là dans l’hyperpolitisation du sionisme, dont on ne sait plus s’il est un mouvement politique ou Israël lui-même. Et tout antisionisme est un antisémitisme « éliminationiste ». À l’exact opposé de la méthode de Segré, Taguieff surinterprète, postule les arrière-pensées, projette ce qui peut servir ses querelles du jour. Ses lectures sont fonctionnelles. Mais l’intérêt principal de ce voyage de Dray à Taguieff réside ailleurs. En allant d’un sionisme singulier, qui se définit par lui-même, mouvement national du peuple juif, vers un sionisme fondu dans une idéologie qui le dépasse et lui ôte sa spécificité, on passe du combat des juifs pour eux-mêmes à un tout autre combat, totalement idéologisé, trop manifestement destiné à alimenter le « choc des civilisations ».

Idées
Temps de lecture : 7 minutes