L’Arlésienne de l’Union européenne

Toujours promise, toujours reportée. L’Europe sociale reste plus
que jamais le parent pauvre des politiques européennes.

Michel Soudais  • 4 juin 2009 abonné·es

Vingt ans déjà. Vingt ans que l’alarme est sonnée et que nos socialistes affirment vouloir rééquilibrer une construction européenne trop économique. « L’Europe sera sociale ou ne sera pas » , avertissait gravement François Mitterrand en présentant ses vœux aux Français pour l’année 1989.

La date de cette prise de conscience n’est pas indifférente. Au milieu des années 1980, le gouvernement socialiste cherche un moyen de relancer la construction européenne. Élu à la présidence de la Commission européenne, en juillet 1984, Jacques Delors fait le tour des capitales européennes. Sous l’emprise de la mode libérale, qui en est à ses débuts, les 12 États membres s’accordent sur la nécessité d’achever le marché intérieur à la fin de l’année 1992. L’Acte unique, un traité modifiant le traité de Rome de 1957 en ce sens, est signé par le gouvernement de Laurent Fabius en février 1986.

Mais il apparaît vite que ce traité est gros de dangers par le déséquilibre qu’il instaure entre les directives économiques qu’il préconise pour instaurer le « grand marché unique » – la Commission en prévoit environ 300 pour démanteler les barrières physiques, politiques et fiscales faisant obstacle à la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes – et les «  mesures sociales d’accompagnement » , à peine évoquées. De fait, seule la protection sociale et l’emploi échappent à l’harmonisation générale préconisée par l’Acte unique, ouvrant la voie à une mise en concurrence des populations et des territoires.

Assez vite, les socialistes s’excusent d’avoir dû passer un compromis avec les libéraux, emmenés par l’intransigeante « dame de fer » britannique, Margaret Thatcher. «  Le seul véritable consensus qui se soit dégagé […] concernait le grand espace économique commun, explique Jacques Delors, à l’été 1988 dans Libération. Si j’avais proposé l’espace social, j’aurai provoqué une guerre de religions. »
*
Pour tenter de compenser ce déséquilibre, apparaît alors l’idée de proclamer une Charte des droits sociaux fondamentaux. En juin 1989, quand débutent six mois de présidence française de l’Europe, *Politis
rend compte des premières discussions sur ce texte dans un dossier sur l’Europe sociale, qui devait être le chantier de cette présidence. « On cause, on cause… et puis rien ne vient. Le droit du travail et la protection sociale restent à la traîne du projet européen » , écrivait-on. «  On attend toujours le passage à l’acte » , ajoutions-nous. Nous attendons toujours.

Il aura fallu onze ans pour qu’une charte minimaliste mêlant droits civils, sociaux et politiques soit proclamée à Nice. ­Quatre encore pour que les chefs d’État et de gouvernement acceptent de la rendre « contraignante ». Entre-Temps, trois traités au moins – Maastricht en 1992, Amsterdam en 1997, Nice en 2000 – ont renforcé le déséqui­libre constaté dans l’Acte unique. Avec le temps, les socialistes, qui n’ont jamais renoncé à se présenter aux élections européennes en promettant de faire l’Europe sociale, « maintenant ! » claironnaient-ils en 2004, six mois avant de se rallier au traité constitutionnel européen qui interdisait toute harmonisation fiscale et sociale (une disposition reprise dans le traité de Lisbonne), ont rodé leur discours : le prochain traité sera social. Tout au long de ces années, les socialistes ont suivi « une logique de procrastination, ce trouble obsessionnel consistant à toujours reporter au lendemain l’exécution de tâches urgentes » , analysent François Denord et Antoine Schwartz dans un essai au titre désenchanté [^2]. Sans jamais parvenir à réparer l’erreur initiale.

« Depuis 1985, avec la mise en place progressive du primat des quatre libertés commerciales, ce sont toutes [les] protections collectives », issues des luttes menées depuis le XIXe siècle, « qui ont été minées à travers les traités et les lois européennes, les traités internationaux de libre-échange et la jurisprudence de la Cour de justice européenne », analyse la Fondation Copernic dans une note récente [[Face aux crises, une autre Europe, Note de la Fondation
Copernic, Syllepse, 136 p., 8 euros.]]. La fondation pointe comme une formidable régression la destruction du droit du travail opérée par un règlement [^3] voulu par la Commission pour « moderniser le droit du travail » . Ce texte, qui sera d’application pour toute l’UE en décembre 2009, assimile le contrat de travail aux obligations contractuelles relevant de la matière civile et commerciale.
Pour François Denord et Antoine Schwartz, « la manière de bâtir une véritable “Europe sociale” ne fait pas mystère » . Selon eux, « il faut revenir sur les “acquis libéraux” en brisant au marteau-pilon les trois piliers de l’ordre économique européen (le monétarisme, la libre concurrence et le libre-échange) pour le reconstruire sur des bases résolument différentes ». Ce qui suppose de revenir sur l’indépendance de la Banque centrale européenne, de « mettre fin à la déréglementation des marchés (en particulier financiers) et d’impulser la socialisation des secteurs clés de l’économie (services publics, transports, banques…) », d’empêcher le dumping social grâce à une harmonisation par le haut des droits sociaux et de la fiscalité, d’introduire une dose de protectionnisme favorisant des objectifs sociaux et écologiques. Quatre « mesures essentielles » dont l’interdiction, déjà formulée dans les traités, est confirmée et même renforcée avec le traité de Lisbonne. Un traité pourtant majoritairement approuvé par le PS et les Verts, deux partis qui proclament encore vouloir faire de l’Europe sociale un de leurs objectifs prioritaires.

[^2]: L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, 140 p, 7 euros.

[^3]: Règlement CE n° 593/2008.

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