Un communisme hypothétique

Dans la dernière livraison de la revue Contretemps *, qu’il dirige, Daniel Bensaïd a proposé une critique du dernier livre d’Alain Badiou, l’Hypothèse communiste. Nous le remercions d’en confier quelques extraits à Politis.

Daniel Bensaïd  • 25 juin 2009
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L’œuvre d’Alain Badiou force le respect par son audace à contre-courant des pensées faibles et en miettes, par sa capacité à nommer clairement l’ennemi, par sa fidélité à une « Idée ». Dans l’Hypothèse communiste, il médite sur la notion d’échec  : « Que veut dire exactement échouer ? » La justification de « l’hypothèse communiste » serait pavée d’événements et de victorieuses défaites (la Commune, la Révolution culturelle, Mai 68) qui sont autant «  d’étapes de son histoire » ou « du devenir général de l’Humanité ». Mais où, à quelle destination, conduisent ces étapes s’il n’y a ni fin de l’histoire ni jugement dernier ?
Badiou souligne « la relation entre la possibilité de surmonter subjectivement la défaite et la vitalité, internationale et supra-temporelle, de l’hypothèse communiste ». D’échec en échec, de défaite en défaite, jusqu’à la victoire finale ? Cette redoutable dialectique relativise les conséquences, toujours réparables (on ne vient pas facilement à bout d’une hypothèse), des bavures, des déviations, et autres « innombrables forfaits » réduits à autant de péripéties solubles dans le grand fleuve tumultueux du « processus de vérité ». Badiou soutient qu’il y a « une signification positive des défaites, longue à faire valoir » . Longue, en effet, et comme elle tarde ! Affaire de patience et de fidélité, donc ? D’obstination à « continuer » , malgré tout.

Sans doute existe-t-il une dialectique de l’échec et de la défaite. Qu’est-ce que vaincre dans une histoire profane, où le dernier mot n’est jamais dit ? Où « l’appel est toujours ouvert », comme l’affirma Blanqui au lendemain de la Commune ? Les démolisseurs de l’ordre établi sont rarement les bâtisseurs d’un monde nouveau. Ceux qui n’ont pas peur de lutter devraient avoir peur de vaincre car « la lutte expose à la forme simple de l’échec (l’assaut n’a pas réussi), tandis que la victoire expose à sa forme la plus redoutable : s’apercevoir que c’est en vain qu’on a vaincu, que la victoire prépare la répétition, la restauration, qu’une révolution n’est jamais qu’un entre-deux de l’État ». […]

Badiou cherche à éviter l’infernale dialectique entre le pouvoir constituant et le pouvoir institué, comme si l’on pouvait faire un pas de côté, rester tout entier du côté de l’événement sans jamais se compromettre avec l’histoire. L’introduction à l’Hypothèse communiste se conclut sur l’affirmation catégorique qu’il s’agit d’«  un livre philosophique » qui, « contrairement aux apparences, ne traite pas directement de politique ». L’hypothèse communiste dont il est ici question n’est pas stratégique, mais philosophique. Et le communisme, non point un mouvement politique visant à abolir l’ordre existant, mais une « Idée » philosophique permettant «  d’anticiper de nouveaux possibles ». Car « sans Idée, la désorientation des masses populaires est inéluctable ». Reste alors à savoir quel rapport l’énoncé philosophique de l’hypothèse entretient avec sa mise à l’épreuve politique ; et si ce communisme idéel ne reste pas un communisme hypothétique. […] Badiou propose pourtant de la politique une définition séduisante : «  L’action collective organisée, conforme à quelques principes, et visant à développer dans le réel les conséquences d’une nouvelle possibilité refoulée par l’état dominant des choses [^2]
»
. Qu’une politique de l’opprimé soit irréductible à ce qui advient dans la sphère et sous l’emprise de l’État, cela va de soi. Le différend commence lorsque la démocratie et tout ce qui concerne le nombre sont identifiés à l’État. […] « Contre la définition gestionnaire du possible, affirmons, écrit Badiou, que ce que nous allons faire, quoique tenu par les agents de cette gestion pour impossible, n’est en réalité, au point même de cet impossible, que la création d’une possibilité antérieurement inaperçue et universellement valide. » Nous en sommes d’accord, et aussi pour affirmer que «  ce qui est décisif, c’est de maintenir l’hypothèse historique d’un monde délivré de la loi du profit et de l’intérêt privé […]  tout simplement parce que, si l’on admet la nécessité de l’économie capitaliste déchaînée et de la politique parlementaire qui la soutient, on ne peut tout simplement pas voir, dans la situation, d’autres possibilités » . L’avenir d’une hypothèse s’oppose ainsi au «  passé d’une illusion » . Dans ces définitions, le communisme perd cependant en précision historique et politique ce qu’il gagne en extension (et en éternité) philosophique. […] Or, il n’y a pas pour nous d’extériorité, de dehors absolu de la politique par rapport aux institutions, de l’événement par rapport à l’histoire, de la vérité par rapport à l’opinion. Le dehors est toujours dedans. Les contradictions explosent de l’intérieur. Et la politique consiste à s’y installer pour les porter à leur point de rupture et de déflagration.

[^2]: De quoi Sarkozy est-il le nom ?, p. 14.

* Nouvelle série, n° 2, mai 2009, éditions Syllepse, 160 p., 12 euros.
Temps de lecture : 5 minutes
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