Noires nuits d’Avignon

Si Amos Gitaï n’a su entourer d’une mise en scène convaincante le talent de Jeanne Moreau, Wajdi Mouawad se révèle un grand poète.

Gilles Costaz  • 17 juillet 2009 abonné·es
Noires nuits d’Avignon

Jeanne Moreau a ouvert le soixante-troisième festival d’Avignon. En smoking blanc, une écharpe bleue moussant autour du cou, elle a gagné le devant de la scène installée dans la carrière Boulbon pour l a Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres et s’est assise derrière la table qui lui était destinée. Là, elle a joué le rôle de l’historien judéo-latin Flavius Josèphe, disant et lisant (suivant les moments) cette chronique des années 70 après Jésus-Christ. Merveilleuse présence, diction précise de cette voix grave qui semble avoir traversé le temps pour porter le témoignage d’un auteur sur une guerre lointaine, martèlement léger des épisodes injustes et douloureux d’antan à partager avec le triste aujourd’hui. Somptueuse Jeanne Moreau avec qui Avignon se prolonge aussi à travers le temps, depuis les années héroïques avec Jean Vilar jusqu’à la décennie 1990, où elle est venue jouer la Célestine sous la direction d’Antoine Vitez, et à la lecture de Quartet d’Heiner Müller l’an dernier, en compagnie de Sami Frey.

L’actrice a habité, occupé, strié une fois de plus la nuit provençale, mais qu’a voulu nous dire Amos Gitaï ? Et avec quels moyens de théâtre ? Le livre conte la guerre que menèrent les Romains contre les Juifs lorsque ceux-ci se révoltèrent contre la domination latine au Ier siècle de notre ère. Josèphe fut lui-même l’un des chefs de la rébellion, qui a été fait prisonnier et a assisté à la suite des événements dans la cohorte des captifs. Ce long conflit, mené férocement par Vespasien et son fils Titus, mena à la destruction du Temple de Jérusalem, à l’élimination d’une partie de la population et à l’asservissement de la seconde moitié des habitants survivants. Puis, bien plus tard, les derniers résistants, repliés dans la citadelle de Massada, face à la mer Morte, choisirent de se tuer entre eux – les hommes poignardant les femmes et les enfants avant de se donner la mort – plutôt que de se livrer aux Romains au moment où ceux-ci faisaient céder les portes de la citadelle.

Le texte de Flavius Josèphe est un matériau pour l’histoire puisqu’il est, malgré tout, édifiant et moral. Il cé­lèbre l’indépendance farouche du peuple juif et sa grandeur dans le sacrifice, tout en dénonçant les dissensions de leurs chefs. Il a la force et la noblesse des fresques et des bas-reliefs que bien des civilisations laissent à la postérité pour rendre immortelles leurs victoires et leurs défaites. L’entendre dit par Jeanne Moreau, c’est entendre une voix étouffée qui renaît. Mais quel est le rapport avec l’actualité ? Selon Gitaï, il est très sensible. « Le texte possède des résonances très fortes, parfois incroyables, avec l’actualité du conflit » , déclare-t-il dans l’un des documents établis par le festival. Il parle, par exemple, de la sophistication technologique de l’armée romaine, ce qui incite à faire le lien avec les armées américaine et israélienne, face à une résistance plus fruste et primaire mais non moins motivée et efficace. De même, quand il évoque le niveau des dirigeants politiques, d’un côté comme de ­l’autre, qu’il estime très négligents vis-à-vis des divisions internes. Il prévient à plusieurs reprises : « Tout va exploser si ça continue ! » Le spectateur, cependant, entend ­d’autres échos que le metteur en scène omet : aujourd’hui, c’est l’État d’Israël qui opère la colonisation et emploie sans cesse et sans gêne le mot de « colons ».
Le spectacle a été conçu pour aller d’un festival à l’autre. D’où l’utilisation de plusieurs langues, de l’hébreu au grec et au turc, et de discrètes références militaires dans les costumes. Le style est à la fois antique, avec des tailleurs de pierre qui scient des roches en arrière-plan, et moderne avec des passerelles métalliques qui se déplacent dans l’espace. Éric Elmosnino et le chanteur Tamar Capsouto tirent leur épingle du jeu dans cette soirée où un esprit un peu boy-scout veut naïvement harmoniser les contraires.

Le véritable événement s’est produit avec la trilogie de l’auteur et metteur libano-québécois Wajdi Mouawad dans la Cour d’honneur. Un événement qui demande un certain effort au spectateur puisque, s’il ne part pas avant la fin, il doit rester de 20 heures à 7 h 30 du matin, et voir ainsi trois pièces séparées par deux entractes. Ces pièces ne sont pas toutes de la même coulée stylistique mais portent toutes la marque de l’écrivain, lequel retrouve la grande parole poétique et la vive mise en lumière des appétits violents de l’espèce humaine. Aucune de ces œuvres n’est une nouveauté, on a pu les voir par le passé. Mais le festival propose là un grand ensemble permettant de suivre Mouawad à travers les années. Le premier moment, Littoral , décrit les efforts d’un homme qui veut enterrer son père dans sa patrie, là où le disparu n’est plus aimé par les habitants. On finira par le lancer dans la mer. Les scènes sont de la pure poésie teintée de burlesque : un chevalier du roi Arthur vient donner comiquement un ton d’épopée à ce qui n’est que conflits sanglants, le père, quoique mort, suit son fils et intervient sans arrêt. Le second moment, Incendies, rit peu et plonge dans la noirceur de guerres où l’on tue et où l’on viole. Un enfant né d’un viol a été sauvé par celui qui devait lui donner la mort. Qu’est-il devenu ? L’enquête remonte les fils d’une histoire effroyable. Le troisième moment (et chaque moment dure plus de trois heures), Forêts, imagine le destin d’une famille alsacienne passant du côté de l’Allemagne au moment de la souveraineté nazie. La pièce saute sans cesse du passé au présent, en posant d’étranges questions : comment le morceau d’un crâne peut-il se trouver dans le crâne d’un autre ? Comment une femme peut-elle accoucher de la double personnalité qui vit en elle ? Et ainsi de suite dans ce feuilleton où les secrets les plus mystérieux explosent continûment dans des zigzags fous entre les personnages.

L’addition de ces trois pièces (à propos de l’une d’elles, l’auteur parle de « l’addition des cruautés » , nous citons de mémoire) donne une totalité un peu copieuse, où l’on peut ne pas tout aimer ( Forêts nous paraît d’une complexité un peu trop préméditée avec un langage parfois explicatif). Mais il se trouve aussi que Mouawad est un très grand metteur en scène. Il a le sens des grands plateaux et le don du signe (un geste d’acteur, un trait de peinture, un mouvement d’ensemble). Et il mène une distribution franco-québécoise dont la puissance égale la remarquable sensibilité. On citera, sans pouvoir être complet, Marie-Ève Perron, Andrée Lachapelle, Catherine Larochelle, Emmanuel Schwarz, Patrick Le Mauff et Yannick Jaulin. Dans la nuit et dans le vent, tous ont donné à cette quête essentielle et sans fin la douceur et la brutalité, la rêverie et la férocité qui, à leur degré, atteignent la hauteur du mythe et de la mythologie.

Culture
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