« Un miroir des procédés sarkoziens »

Le démographe Hervé Le Bras explique en quoi, dans le jeu politique actuel, des statistiques ethnoraciales conduiraient à diviser les Français et la gauche sans lutter contre les discriminations.

Hervé Le Bras  • 17 juillet 2009 abonné·es

La manière dont le gouvernement entend lutter contre les discriminations en utilisant des « statistiques ethniques » résume ses méthodes : reprise lancinante de propositions écartées par les instances concernées, communication au lieu d’action, débat démocratique en trompe-l’œil, soutien aux entreprises les plus libérales, préférence pour les questions susceptibles de diviser la gauche, mesures votées mais non appliquées, changements opportunistes de vocabulaire. Le jeu politique habituel, dira-t-on. Sauf qu’en la circonstance, cela peut conduire à diviser profondément la France en communautés « ethniques » ou « raciales ». Passons ces procédés en revue pour montrer leur danger dans ce cas précis.
Reprise de propositions écartées : alors que le Conseil constitutionnel a repoussé les statistiques de la race en se fondant sur l’article 1er de notre Constitution, alors que la commission Veil s’est prononcée contre l’introduction de la diversité dans la Constitution, Nicolas Sarkozy nomme un commissaire à la diversité, Yazid Sabeg, lequel désigne un comité chargé de définir la mesure de la diversité et des discriminations.

Communication au lieu d’action : mesurer la diversité et le sentiment de discrimination facilite-t-il la prévention et la répression des discriminations ? Non, la lutte contre les discriminations passe par la lutte contre les discriminateurs et non par un regard doloriste sur les discriminés. L’analyse d’une question, aussi légitime soit-elle, n’implique pas son traitement effectif, qui relève de la volonté politique. Ainsi, malgré de nombreuses études, les inégalités sociales augmentent depuis 2000. Idem pour les analyses de la reproduction des élites, qui n’ont pas empêché un recrutement de plus en plus sélectif dans les grandes écoles.

Faux-semblant de débat démocratique : le comité devrait rendre un avis « scientifique ». En réalité, les rares scientifiques qui y figurent ont été choisis pour leur position en faveur des statistiques ethniques. C’est pourquoi vingt-deux autres scientifiques, anthropologues, juristes, sociologues, philosophes, statisticiens, démographes, géographes, ont créé une commission indépendante, la Commission alternative de réflexion sur les « statistiques ethniques » et les discriminations (Carsed), qui vient de publier son rapport intitulé l e Retour de la race. Contre les statistiques ethniques.
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Soutien aux entreprises les plus libérales : s’il y a peu de scientifiques dans le comité Sabeg, les représentants du patronat y s *ont nombreux, particulièrement ceux de l’Institut Montaigne,
think tank ultralibéral. Deux raisons à cela : certains patrons craignent les procès en discrimination, onéreux et dommageables. Ils cherchent donc à les encadrer. Seconde raison, la promotion de la diversité ne coûte pas un centime (on change les personnes de poste sans toucher aux rémunérations), au contraire de la lutte contre les inégalités.

Questions susceptibles de diviser la gauche : prompte à se mobiliser contre les injustices, la gauche veut lutter contre les discriminations. Malheureusement, les bons sentiments aveuglent certains sur la façon dont ce thème est détourné par Yazid Sabeg et son projet de mesure de la diversité. Pour des raisons plus intéressées, des chercheurs y voient la possibilité d’étendre leur territoire et leurs publications, quelle que soit leur position politique.

Non-application de mesures votées : les décrets d’application du CV anonyme décidé il y a deux ans ne sont toujours pas parus, les pouvoirs de la Halde ne sont pas renforcés, les procès en discrimination traînent en longueur. Au lieu de lancer des enquêtes ethnoraciales, il suffirait de travailler sur l’abondant matériel statistique existant déjà en matière de lieu de naissance, de nationalité et de durée de séjour en France.
Changements opportunistes de termes : devant l’opposition que soulève la menace de statistiques ethniques, les responsables du comité Sabeg ont fait machine arrière et les désavouent maintenant au profit de la « diversité » et de la mesure du « ressenti d’appartenance » . C’est pure hypocrisie car, s’il s’agit de mesurer, il faudra tôt ou tard classer ces « ressentis d’appartenance » dans des catégories qui seront inévitablement inspirées par des considérations ethnoraciales. La mesure de la diversité sera alors constituée par les effectifs de ces catégories ethnoraciales, donc par une statistique ethnique. Un chat s’appelle un chat.

Quand le gouvernement s’oppose aux actions de groupe ou parle d’élever l’âge du départ en retraite, il est légitime de pouvoir le contrer, mais ces questions ne remettent pas en cause la nature de notre démocratie. Avec les statistiques ethniques, pardon, « la mesure de la diversité » , c’est beaucoup plus grave. En nommant des groupes ethniques et raciaux, les instances officielles les légitimeraient et habitueraient les Français à penser en ces termes puis, à la longue, à se définir en ces termes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le philosophe et écrivain Alain Foix le dit simplement : quand il se regarde le matin dans la glace, il voit un philosophe, un citoyen du 93, un écrivain, mais pas un Noir. Conduire les Français à se définir ethnoracialement constituerait une grave régression de notre citoyenneté.

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