Marie NDiaye : Fières de leur non

Avec «Trois femmes puissantes», Marie NDiaye dépeint
la capacité de résistance et la farouche intégrité
de trois femmes,
dans un roman où
le merveilleux pénètre
le réalisme.

Christophe Kantcheff  • 27 août 2009
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Marie NDiaye : Fières de leur non
© Trois femmes puissantes, Marie NDiaye, Gallimard, 317 p., 19 euros.

Tout est mystérieux chez Marie NDiaye. Dès son titre : Trois femmes puissantes. Quelles sont ces femmes ? La première s’appelle Norah. Elle rend visite à son père au Sénégal, son pays, où il est parti revivre depuis longtemps, quand il a quitté femme – une Française – et enfants, sauf son fils, qu’il a comme kidnappé. Norah vit à Paris, où elle est avocate, et son père, si peu aimant, au mépris facile, lui a demandé de venir parce qu’il a quelque chose à lui demander, dont elle ignore tout. La deuxième femme, c’est Fanta. Sénégalaise elle aussi. Elle vit en France, dans le Bordelais, avec son mari, Rudy Descas. Fanta apparaît en creux dans le récit, car elle n’est jamais vue que par les yeux et l’esprit de son mari, assez minable et surtout dérangé. Khady Demba est la troisième femme, la plus jeune, Sénégalaise également. Veuve après trois années de mariage, sans enfant, elle est chassée par la famille du mari. Censée partir sur une barque avec des candidats à l’émigration vers l’Europe, elle en saute au dernier moment, puis est prise sous la protection d’un jeune garçon qui finira par la trahir.

Norah, Fanta, Khady Demba, « trois femmes puissantes »  ? Sur la quatrième de couverture, le texte précise que ce sont « trois femmes qui disent non » . Et, certes, il y a un moment dans leur jeune histoire où elles ont refusé le destin qui leur était réservé. Mais Norah semble s’être résignée à ce que son nouveau couple ne soit pas tel qu’elle l’aurait souhaité, elle qui a longtemps vécu seule avec sa fille ; Fanta est devenue femme au foyer en France alors qu’elle enseignait le français dans son pays ; et Khady Demba subit le sort des filles seules et misérables.
« Trois femmes puissantes » ne signifie pas « trois fortes femmes », ou ne correspond pas au cliché qu’on pourrait en avoir : ces personnages auxquels rien ne résiste, héroïnes casse-cou, irrésistibles, forcément victorieuses. Norah, Fanta et Khady Demba ne sont pas non plus des porte-flammes du féminisme, même si elles sont en butte à des hommes qui abusent de leur pouvoir. Non, ce qui caractérise ces femmes, malgré les humiliations, les résignations, les atteintes corporelles, c’est leur capacité à rester intègres. Quoi qu’il arrive – et ce qui leur arrive n’est pas rien –, elles restent elles-mêmes, ne se renient pas, fidèles à ce qu’elles croient, à ce qu’elles sont, alors qu’autour d’elles les mensonges, les lâchetés, les égoïsmes gangrènent les êtres. Chez Khady Demba, la plus démunie, cette irréductible intégrité s’exprime littéralement par ces paroles récurrentes : « C’est moi, Khady Demba » . Nul narcissisme, mais la fière affirmation d’une présence au monde singulière qui, quoi qu’il en soit, ne se corrompt pas. Norah et Fanta pourraient dire la même chose.

Ce qui ajoute au mystère, c’est que ces femmes semblent évoluer au sein de trois récits distincts, indépendants, qui pourtant se font des clins d’œil discrets. Éléments communs : le Sénégal, certaines situations qui se ressemblent étrangement, et l’apparition fugitive d’une des femmes dans le récit consacré à une autre, sans plus d’explication. Car les fils narratifs ne seront jamais rassemblés. Ce qui compte, chez Marie NDiaye, c’est que ça fasse signes. Libre au lecteur de les interpréter.

Qui plus est, les personnages évoluent dans des univers où le réel a des failles qui laissent place au merveilleux. En même temps, ces éléments insolites, habituels dans les romans de Marie NDiaye, apparaissent comme s’ils étaient un prolongement naturel du monde ordinaire, tant leur présence s’impose dans leur évidence. Ainsi, dans Trois femmes puissantes , et dans chacun des trois récits, quelque chose se manifeste sous la forme d’un oiseau. De façon directe dans le récit sur Fanta, où son mari, homme torturé par ses propres démons, est persécuté par une buse. Plus indirecte chez Khady Demba, qui voit l’homme lui servant de passeur en corbeau. Hypothétique, pour Norah, qui suppose que son père quitte « d’un coup d’aile la grosse branche du flamboyant » où il a pour habitude de se reposer.

De telles greffes sur un récit fortement réaliste pourraient ne pas ­prendre. Ici, elles participent de la grâce énigmatique qui émane de Trois femmes puissantes , lors même que le roman plonge loin dans les noirceurs de l’être humain. C’est qu’elles sont portées par une écriture d’une richesse éblouissante, sans cesse en mouvement, faulknerienne, mettant à nu tous les mouvements de la conscience. Une langue extraordinairement vivante, qui bouscule les attentes du sens commun. C’est à cela, et à rien d’autre, qu’on reconnaît un écrivain, un grand écrivain.

Culture
Temps de lecture : 4 minutes
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