Opération destruction

Denis Sieffert  • 27 août 2009 abonné·es

Nous avons nos traders et leurs bonus, et nos PDG qui estiment humblement valoir trois cents ou quatre cents fois plus que le salarié lambda. Les pays du Sud ont la corruption. Les uns ont une justification, belle comme le slogan d’une célèbre marque de cosmétiques : puisqu’ils « le valent bien ». Les autres ne s’embarrassent d’aucune explication. Mais c’est le même monde. Et puisque les voyages ont cette vertu de relativiser nos misères, grandes ou petites, un mot, avant de replonger dans notre ordinaire politique, sur un livre courageux, écrit sous d’autres latitudes. Il est l’œuvre du journaliste Abdou Latif Coulibaly, qui dénonce ces jours-ci les frasques du fils du président sénégalais, Abdoulaye Wade. Contes et mécomptes de l’Anoci  [^2] – c’est le titre de cette enquête – passe au crible la gestion de l’Agence nationale pour l’organisation de la conférence islamique dirigée par Karim Wade. La tenue de cette conférence à Dakar, en mars 2008, avait donné lieu, ou prétexte, à d’importantes subventions en provenance principalement des pays du Golfe. Il s’agissait de financer des routes et des hôtels, à hauteur d’au moins 200 millions d’euros, selon Coulibaly. Mais les Sénégalais pataugent toujours dans la boue des faubourgs de la capitale, au milieu d’indescriptibles embouteillages. Une part aurait en réalité servi à réaménager le bureau du fils du Président. Prudent, le journaliste parle de « gaspillage » . Mais un autre événement, qui fait également polémique actuellement à Dakar, suggérerait volontiers un vocabulaire plus cru : la construction sur la corniche d’une statue géante censée représenter « la renaissance africaine ». Ce n’était peut-être pas ce dont les Sénégalais avaient le plus besoin. Mais voilà, le Président, qui s’estime l’auteur de l’édifice (par ailleurs construit par une société nord-coréenne – ce qui peut expliquer son inspiration discrètement stalinienne), a d’ores et déjà annoncé que 35 % des retombées financières lui appartiendraient. Sa franchise l’honore.

Et, sans doute pour s’assurer qu’il n’y aurait pas de « détournements de fonds », il a nommé son fils à la tête de la fondation créée pour gérer le site. Du coup, le fiston cumule toutes les fonctions stratégiques, lui qui est déjà ministre chargé de la Coopération internationale, de l’Aménagement du territoire (bien peu aménagé), des Transports aériens et des Infrastructures… Entendons-nous bien ! Nous sommes ici dans une « démocratie », pas sous le joug de l’une de ces dictatures qui nous glacent les sangs. C’est à tel point une « démocratie » que Nicolas Sarkozy a choisi Dakar pour prononcer son fameux discours de juillet 2007. Un discours qui exhortait les Africains à se prendre en charge. À qui parlait-il ? Au fils du président sénégalais, qui, semble-t-il, se prend déjà admirablement en charge ? Ou au peuple qui n’en peut mais, spectateur de cette corruption à deux bouts que les dirigeants français n’ignorent pas ? Oui, à deux bouts, parce que si le système se perpétue, si les subventions continuent d’affluer bien que l’on en devine la destination, c’est évidemment que de l’autre côté, du côté européen, on y trouve aussi grassement avantage. Mais nous redécouvrons la lune.

Pas toujours facile, après cela, de se replonger dans les zizanies du Parti socialiste. Il le faut, cependant ! C’est la rentrée ! Une rentrée qui nous promet un taux record de chômage et des classes surchargées dans les écoles, où l’on supprime les postes d’enseignants, comme jamais auparavant. Dans ces conditions, le sort de cette gauche qui devrait nous proposer d’autres perspectives ne peut nous laisser indifférents. Même si nous pensons que l’espoir ne peut plus guère venir de ce côté-là, et si nous lorgnons plutôt du côté du Front de gauche et de la Fédération, l’opération destruction du Parti socialiste n’est pas sans enjeu. Quels que soient sa passivité, ses accommodements et ses renoncements, il n’est pas égal que le Parti socialiste continue de s’appeler « socialiste », qu’il ne cesse pas de revendiquer ses origines politiques, et qu’il se prétende toujours parti de gauche. Si elle devait aboutir, l’opération Peillon d’alliance avec le centre parachèverait la liquidation du PS. Robert Hue, présenté un peu vite comme le représentant du PCF dans cet attelage, a fait référence au compromis historique italien PCI-Démocratie chrétienne des années 1970. Parlons plutôt de « compromission historique ». Et on sait ce qui est advenu. Nous n’en sommes pas encore là. Mais il faut bien reconnaître que l’opération est bien engagée. Et pour cause ! Pour riposter, Martine Aubry et l’actuelle direction n’auraient qu’une issue : donner un coup de barre à gauche. Sans cela, c’est la quadrature du cercle : comment ne pas se laisser entraîner dans le « grand parti du centre » avec le MoDem et Cohn-Bendit sans redéfinir une politique de gauche ? Martine Aubry a en quelque sorte trouvé une solution toute provisoire : ne rien faire, ne rien dire. Le regretté Henri Queuille avait coutume de dire qu’il n’y avait pas de problème qui ne se puisse résoudre par une absence de solution. Le mot est amusant, mais la recette n’a qu’un temps.

[^2]: Éditions L’Harmattan et Sentinelle.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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