Coupable d’être gay

En 1961, dans « la Victime », Basil Dearden traite de la criminalisation de l’homosexualité masculine. Un film d’une grande finesse, avec
un Dirk Bogarde intense.

Christophe Kantcheff  • 24 septembre 2009 abonné·es
Coupable d’être gay

Le nom du cinéaste britannique Basil Dearden (1911-1971) ne dit pratiquement rien en France. Il fut pourtant très prolifique, associé au producteur Michael Relph, entre 1944 et 1963. À la fin des années 1950, il devint la cible des jeunes critiques anglais qui soutenaient l’émergence des nouveaux réalisateurs du Free Cinema, qui, comme la Nouvelle Vague en France, remettaient en cause les codes esthétiques de manière radicale. Basil Dearden symbolisait l’ancienne génération honnie, et ses films à thèmes sociaux étaient jugés conventionnels et didactiques.
La nouvelle sortie en France de la Victime (Victim) , tourné en 1961, permet d’y poser un regard plus apaisé. Certes, Basil Dearden n’est ni un grand styliste ni un novateur en matière de grammaire cinématographique. La Victime a pourtant d’évidentes qualités. La finesse avec laquelle le cinéaste traite son sujet n’en est pas la moindre.
Car la Victime , c’est vrai, traite d’un sujet : la criminalisation de l’homosexualité masculine, qui, à cette époque, au Royaume-Uni, était sanctionnée par la prison. Pour le personnage principal, il y a pire que la prison : l’opprobre. Et plus encore : le désamour possible de sa femme. Car non seulement Melville Farr est un grand avocat d’affaires très en vue et un homme marié, mais, malgré ses liaisons homosexuelles, il est resté amoureux de sa femme.

Essuyant les refus de plusieurs stars (Stewart Granger, James Mason…), Basil Dearden obtint l’accord de Dirk Bogarde, qui n’était pas encore au fait de sa notoriété, pour interpréter Melville Farr. Accepter ce rôle n’était pas sans risque. C’est pourtant grâce à lui que Dirk Bogarde fut choisi par Joseph Losey pour jouer le domestique magnifique d’ambiguïté de The Servan t, et que sa carrière prit son véritable envol international, jalonnée de personnages gays (dans Mort à Venise , par exemple) ou à la sexualité ambivalente.

Noirs et blancs contrastés, où les ombres mangent une grande part de l’écran, intrigue à suspense, tournage dans des quartiers de Londres ­anonymes, montage nerveux : la Victime a le ton et la construction d’un polar. Les premières images pourraient être signées par le Kazan de Panique dans la rue  : sur un immeuble en construction, un des travailleurs, le jeune Barrett, aperçoit en bas une voiture de police qui entre sur le chantier. Se sentant immédiatement en danger, affolé, Barrett s’enfuit. Le spectateur ne sait pas encore pourquoi. Sans doute à cause de la somme importante qu’il a détournée à son travail. C’est en tout cas pour cette raison qu’il est recherché. Mais on comprend rapidement que le jeune homme a autre chose à cacher : sa relation avec Melville Farr. Et si Barrett, finalement arrêté, refuse d’avouer ce qu’il a fait de l’argent volé, c’est parce qu’il est la proie d’un maître chanteur qui menace de tout révéler. Acculé, ne voulant pas ruiner la réputation de Melville Farr, Barrett choisit de se pendre dans sa cellule.

De la situation des homosexuels en Angleterre, tout est révélé dans ces premières séquences. Comme le dit l’un des deux flics chargés de l’affaire, en réponse à son jeune collègue, qui voit dans les homosexuels des êtres faibles, « anormaux » , et qui approuve leur répression, la loi fait d’eux avant tout des victimes. Victimes d’eux-mêmes, car certains finissent par ne plus supporter ce qu’ils sont. Victimes de maîtres chanteurs qui profitent de cette situation pour organiser un racket à grande échelle. Victimes, en somme, de la société.

Les critiques opposés au film lui ont reproché de décliner les différents types de réactions possibles par rapport aux homosexuels. Dommage qu’ils n’aient pas relevé la complexité des sentiments qui traversent Melville Farr. Se sentant responsable de la mort de Barrett, l’avocat décide d’enquêter pour mettre au jour l’identité du maître chanteur criminel. En faisant cela, il risque de perdre et sa situation et sa femme (interprétée par Sylvia Sims). Dirk Bogarde est sensationnel d’intensité dans la peau de cet homme tourmenté, déchiré entre sa fidélité au souvenir de Barrett, qu’il n’a pas su protéger, sa volonté de ne pas renier ce qu’il est, et la menace de tout perdre. Farr est poussé dans ses retranchements, dans l’obligation de rendre des comptes, absolument seul. Et ce qui se joue alors dans la relation avec sa femme est davantage de l’ordre de la tragédie que du drame.

Six ans après la sortie de la Victime , en 1967, le Royaume-Uni a décidé de dépénaliser l’homosexualité. Il est probable que le film de Basil Dearden, qui reçut un très bon accueil du public, y a été pour quelque chose.

Culture
Temps de lecture : 4 minutes