Humainement héroïques

Guédiguian nous rappelle que ces hommes aux noms étrangers sont « morts pour la France », mais seulement celle de leurs idéaux.

Denis Sieffert  • 17 septembre 2009 abonné·es

Ils s’appelaient Manouchian, Rayman, Elek, Bangic, Patriciu, Alfonso et ils sont, comme dit le poème d’Aragon, « morts pour la France » . Le film de Robert Guédéguian commence comme ça, par la longue énumération de ces patronymes arméniens, juifs, polonais, hongrois, espagnols, roumains, ponctuée par ces quatre mots qui sonnent ici comme l’hommage ambigu du vice à la vertu. Car la France que ces jeunes gens ont rejointe – eux ou leurs parents –, celle pour laquelle ils vont mourir, n’est guère plus qu’un mythe au moment où se noue leur destin. En vain cherche-t-on, à cet instant de l’histoire, la France des Droits de l’homme, de la Révolution, la France orgueilleuse qui prétend dépasser son nationalisme dans l’universalité de ses principes, au point qu’elle peut, sans aspérités, se confondre avec les idéaux communistes et internationalistes. Elle n’existe plus que dans l’imaginaire de ces jeunes résistants «  aux noms difficiles à prononcer » . La France réelle que nous montre Robert Guédiguian est aux antipodes : elle a les traits impavides et la coiffure gominée du commissaire David, personnage glacial qui reçoit sans honte les compliments de la Kommandantur, dont les tortionnaires SS « auraient des leçons à recevoir » de la police française.

C’est la France de l’abject inspecteur Pujol (extraordinaire Jean-Pierre Darroussin !), dénonciateur zélé et pervers, capable de toutes les turpitudes pour s’attirer les faveurs d’une jeune Juive dont il exploite grossièrement la naïveté. C’est la France de Joseph Darnand, fondateur de la Milice et membre honoraire de la SS. C’est celle de la rafle du Vel d’hiv, à laquelle un Obersturmfuhrer rend un hommage empoisonné. Ce chassé-croisé entre des Français qui ne sont plus la France et cette France mythique incarnée par des « étrangers » est évidemment une invitation à méditer sur la vanité des nationalismes. Bien sûr, les héros ne viennent pas de nulle part. Manouchian, l’Arménien, Rayman et Krasucki, les Juifs polonais, Alfonso, l’Espagnol, portent tous en eux les stigmates d’une histoire. Le génocide des Arméniens dans la Turquie du début du XXe siècle, l’antisémitisme en Europe de l’Est, la guerre d’Espagne. Mais ils ont surtout en commun de vouloir dépasser la tragédie des origines et des appartenances dans une foi indestructible en l’avenir. Discrètement, Guédiguian nous parle de notre époque. De la France de MM. Sarkozy, Besson et Hortefeux, qui ne fait guère rêver notre jeunesse et qui est le cauchemar des immigrés. Il nous dit surtout notre absence de projet. Trou béant dans notre imaginaire. Car c’est cette articulation entre l’indignation et l’espoir qui fait agir les héros de l’Affiche rouge.

Mais qu’on ne se méprenne pas. Si le propos politique – au meilleur sens du terme – est omniprésent dans le film de Guédiguian, il est audible parce qu’il traverse des personnages authentiques. Guédiguian a su avec brio déjouer le piège que lui tendait son sujet : comment éviter le manichéisme quand la réalité est elle-même manichéenne, que les héros sont sans taches ? Et les salauds de vrais salauds ? Comment suggérer le sursaut de conscience de Pujol, vu de dos, par le seul mouvement des épaules qui se voûtent au sortir de la salle des tortures ?

C’est que le film de Guédiguian est d’abord une tranche de vie. L’histoire de jeunes gens qui veulent vivre. Aucun d’entre eux ne veut se priver des plaisirs de son âge. Marcel Rayman ne renonce ni à son amour pour la jeune Monique, ni aux compétitions de natation, ni à emmener partout avec lui son jeune frère, au mépris des consignes. C’est la belle histoire de Missak Manouchian et de Mélinée. L’Armée du crime, c’est aussi cela : la chronique de leur jeunesse ordinaire, de leur rébellion spontanée, inorganisée, désorganisée. De leur difficile intégration au groupe des Francs-tireurs et partisans de la MOI (Main-d’œuvre immigrée). Jamais ces jeunes gens ne sont des soldats de plomb. L’indiscipline est leur perpétuelle tentation. Leur rapport à la violence et à la mort – celle de leurs victimes – ne cesse d’être douloureux. Manouchian (superbe Simon Abkarian), le non-violent, vacille un instant devant les corps de soldats allemands mutilés par la grenade qu’il vient de lancer sur leur passage. Les héros, c’est toujours plus tard, quand l’histoire est dite.
C’est aussi la chronique du vieux Paris, de ces petits artisans et commerçants du XIe arrondissement, juifs pour la plupart, de ces parents, qui savent et qui ravalent leur inquiétude quand les enfants rentrent au milieu de la nuit. Et, en toile de fond, le tableau d’une douce France, légère comme une chanson de Trenet, suave comme la voix de Jean Tranchant. Tout un peuple avec, au premier plan, ceux que Guédiguian veut montrer aux générations d’aujourd’hui, pour ce qu’ils ont été, et peut-être plus encore pour ce qu’ils ont espéré. Eux ne reviendront pas. Mais leurs rêves, peut-être.

Publié dans le dossier
L'armée du crime : vivre et résister
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