La fuite des jeunes cerveaux

À l’heure de la rentrée, certains établissements de quartiers populaires accusent une sévère baisse des effectifs. La mobilité des élèves s’amplifie depuis l’assouplissement de la carte scolaire.

Erwan Manac'h  • 10 septembre 2009 abonné·es
La fuite des jeunes cerveaux

Depuis deux ans, la carte scolaire fait de moins en moins obstacle à la volonté des familles d’échapper aux établissements de ­piètre réputation. Au lycée comme au collège, en effet, la procédure de dérogation s’est assouplie. C’en serait donc à peu près fini des stratégies de contournement : choix d’option prétextes, fausses adresses et autres arrangements…

Conséquence : les demandes de dérogation explosent et font chuter les effectifs des collèges les moins bien réputés. « Toutes les remontées que nous avons, ainsi que nos propres observations, font état d’une situation dramatique dans beaucoup d’établissements » , s’inquiète Bruno Mer, responsable national du secteur collège au Syndicat national des enseignants du second degré (Snes). À l’heure de la rentrée, les chefs d’établissement des collèges dits difficiles confirment la tendance à la baisse de leurs effectifs, quand bien même la communication reste très contrôlée, car le sujet est sensible. Entre 2007 et 2008, les demandes de dérogation ont augmenté de 17 % (36,5% pour l’entrée en 6e). Des ­chiffres qui traduisent clairement l’intensification de la fuite scolaire.
Le mode d’emploi est simple : chaque année, les taux de réussite au brevet et au bac sont publiés sur les sites des académies. Les familles comparent facilement l’offre éducative des établissements alentour. « Elles sont toutefois prudentes, observe Jean-Pierre Odin, inspecteur général honoraire, coauteur d’un rapport d’inspection générale sur la carte scolaire. Elles n’envoient pas leurs enfants dans les établissements les plus demandés, où le niveau d’exigence est plus grand. » Les meilleurs élèves des quartiers populaires s’orientent donc vers les établissements jugés moyens, et les meilleurs élèves de la classe moyenne visent les établissements des quartiers les plus riches.

La « fuite » scolaire est surtout importante dans les quartiers socialement très diversifiés et chez les classes moyennes, tandis que les catégories populaires contournent assez peu la carte scolaire, faute d’information ou de dispositions à sortir des quartiers. Elles sont en revanche adeptes de l’enseignement privé. « C’est une tendance qu’on retrouve très nettement dans les milieux d’origine maghrébine, explique Jean-Pierre Odin. Ils mettent leurs enfants dans le privé catholique avec l’idée que celui-ci cadre mieux les élèves et les fait réussir plus que le public. »

La fuite conduit peu à peu à une homogénéisation sociale et scolaire des établissements. Dans la récente politique d’assouplissement, toutes les dérogations sont a priori acceptées, et pour celles qui seraient refusées faute de place, la priorité est théoriquement donnée aux élèves boursiers.
Difficile de savoir si les nouvelles mesures sont appliquées. En attendant, les facéties des services de communication du ministère de l’Éducation nationale et le malaise des chefs d’établissement ferment toutes les portes à une réelle évaluation. « L’inspection générale a été mise sur la touche dans le suivi du nouveau système, regrette Jean-Pierre Odin. Dans cette affaire, comme dans toutes les autres, mes anciens collègues sont quasi au chômage technique. » Selon lui, les lycées continuent de prendre en considération les résultats scolaires dans l’affectation des demandes de dérogation, avec de grandes différences locales. « Les rectorats utilisent un logiciel d’affectation automatique, explique-t-il. Les paramètres qui déterminent les affectations, vus de l’extérieur, considèrent le critère de bourse mais en le panachant avec les résultats scolaires. » Les ­chiffres du ministère montrent aussi un mouvement de dérogation plus marqué chez les boursiers que dans l’ensemble de la population, entre 2007 et 2008. Les demandes de dérogation de boursiers à l’entrée en 6e ont augmenté de 85 %, passant de 4 à 10 % de l’ensemble des demandes. La mesure a donc favorisé la fuite scolaire des milieux défavorisés.

Du coup, en l’absence de mixité scolaire et sociale, les conditions d’enseignement dans les établissements difficiles, notamment ceux classés en réseaux ambition réussite (RAR), se corsent. De l’avis général, les problèmes n’ont pas changé, mais c’est leur concentration qui inquiète le personnel enseignant. La réponse éducative à ce qu’il faut bien appeler une ghettoïsation est donc difficile, en dépit de moyens ­supplémentaires.
Au sein de ces établissements, du temps a été libéré pour un suivi individualisé des élèves en difficulté et pour un lien accru avec les écoles du secteur. Un satisfecit qui n’apaise pas les inquiétudes face à la baisse de la mixité. « La fuite scolaire est un phénomène puissant, juge Marc Douare, animateur de l’Observatoire des zones prioritaires (OZP). Il manque une véritable dynamique pédagogique nationale susceptible de la contrecarrer. »

Société
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