« Nous apportons du sens au robinet à images »

Depuis vingt ans, « Le Zapping » apporte un regard critique et caustique sur le traitement de l’actualité. Constitutif de l’identité de Canal +, ce décryptage se veut aussi le reflet de la société. Une société hystérique devant l’information et le spectacle, minée par le flux des images.

Jean-Claude Renard  • 24 septembre 2009 abonné·es
« Nous apportons du sens au robinet à images »

Mardi 8 septembre. 19 h 50. Canal + en clair. Chronique ordinaire du « Zapping » : en guise de préambule, sous forme de banc-titre, cet avertissement : « Le zapping reflète la télévision, il peut contenir des images non adaptées à un jeune public. » En route Simone, et « le Zapping » de décliner tambour battant un choix d’images ramassées sur les écrans de la veille : les premières fermetures de classe pour cause de grippe A ; le coup de sifflet final du match France-Roumanie ; Nadine Moreno trémoussante aux journées d’été de l’UMP ; l’effondrement des tours jumelles ; une journaliste soudanaise incarcérée pour avoir porté un pantalon. Puis Xavier Mathieu, délégué CGT de Continental, sur le plateau de « Mots croisés », animé par Yves Calvi, dans un face-à-face avec Frédéric Lefebvre (porte-parole de l’UMP) : « Ils sont où, les dirigeants de Continental, monsieur ? Où ? Vous aviez promis que vous mettriez les dirigeants devant la justice. Les seuls qui y sont, aujourd’hui, ce sont les six ouvriers qui se sont battus comme des chiens. » « Vous avez cassé, monsieur » , interrompt Frédéric Lefebvre. « Je suis fier d’avoir permis à des ouvriers de relever la tête, reprend Xavier Mathieu, d’avoir aidé des ouvriers, pour ne pas sombrer dans la misère ! Ne me regardez pas comme ça avec votre air méprisant, ça ne m’impressionne pas du tout ! »

À la suite, la sélection des ouvriers belges choisis selon un critère de taille à l’occasion d’une visite de Nicolas Sarkozy. Et retour sur le plateau de « Mots croisés » : « Ce qui m’emmerde aujourd’hui, ce n’est pas d’avoir été au tribunal, c’est d’être le seul. Légitimité ? Il n’y a pas d’équité dans ce pays ! Vous protégez les patrons qui licencient ! » Séquence suivante : une chaîne italienne qui organise une superloterie pour gagner un emploi. Et à nouveau Xavier Mathieu : « Quand on était dans cette sous-préfecture, tous les médias y étaient. Même France 2. Ils devraient pouvoir retrouver les rushes, c’est quand même bizarre… J’ai téléphoné directement à M. Gustin, le médiateur, une heure avant que ça casse. » Enchaînement sur « Secret Story » et la vacuité des esprits ( « C’est comme si j’étais arrivée ici sans cerveau » , cède une candidate). Xavier Mathieu ponctue : «  Deux heures après avoir saccagé la préfecture, le grand chef de M. Gustin, Luc Chatel, annonce qu’on a notre tripartite. Pourquoi M. Gustin, une demi-heure avant le saccage, avant que les gens ne pètent un câble, ne m’a pas dit qu’on avait notre tripartite ? Eh bien non. Il a fallu que la sous-préfecture soit saccagée pour que l’État se dise “merde !” » Voilà pour « Le Zapping » du 8 septembre dernier. L’esprit exactement, avec son florilège d’extraits tirés des chaînes traditionnelles, du câble et du satellite. Avec un brin de parti pris. Voire un plein fagot. Cinq minutes foisonnantes.

Qui n’a pas son zapping ? Même « Stade 2 », le magazine sportif dominical de France 2 (ou ce qu’il en reste), s’y est mis. Même TF 1, avec un numéro annuel d’autopromotion ou avec « Téléfoot ». France Inter en reprend le titre pour une émission hebdomadaire (le samedi). Le zapping consiste à changer régulièrement de chaîne. Régulièrement et souvent. Pour voir ailleurs. Les pages de pub s’y invitent facilement. Non sans outil : au commencement était la télécommande. Point de zapping sans elle. Sans la multiplication des chaînes aussi. Quatre, cinq, six, sept, puis le câble et le satellite. Plus il y a de chaînes, plus la télécommande jubile. C’est là une manière de faire (et de regarder la lucarne) qui dit son époque : on consomme, on jette. Au suivant. Le flot et le flux d’images exponentiels s’y prêtent également. Et dans le langage courant, le terme, apparu dans Le Robert en 1985, emprunté à une onomatopée éclaboussant la bande dessinée (zap ! zap ! zap !), signifie encore « oublier » ou le fait de « passer à côté ». Un terme bien inscrit dans le siècle de la vitesse. Celui de la pensée interrompue. En 1992, au JT de FR 3, repris par « le Zapping », Fellini avait déjà tiré le constat : «  Trente ans de petites images bouillonnées qui se succèdent 24 heures sur 24 ; la possibilité, grâce à la télécommande, de sauter d’un film à l’autre, d’un match de boxe à un jeu, a créé un type de spectateur indifférent, impatient, qui coupe la parole, change l’image. »

Sur « Stade 2 », à « Téléfoot », sur M6 ou ailleurs, le zapping vire toujours au bêtisier. Une cascade d’images commentées, un pêle-mêle et fourre-tout censé amuser, divertir le téléspectateur. Loin de la copie originale. Inauguré en septembre 1989 sur Canal +, constitutif de son identité, à l’instar des « Guignols », « le Zapping » participe de ces innovations propres à l’esprit alors bouillonnant et vitalisé de Canal. Dans ces années 1980, le téléspectateur se laisse aller au zapping. Qu’à cela ne tienne. La chaîne cryptée répond par un contre-pied condensé : cul sec, en dix minutes d’extraits, chaque vendredi au début, puis cinq minutes quotidiennes. Si le principe contient en soi sa critique, le concept tend à surligner cette « pollution audiovisuelle » , selon l’expression de Paul Virilio, qui se joue au détriment de l’analyse et du temps. Pour Patrick Menais, au montage du « Zapping » depuis ses premières moutures, réalisateur des « Guignols » à l’occasion, «  la forme est explicite. On reprend le rythme de la télé, le mouvement du téléspectateur, puis on déconstruit pour reconstruire. C’est une forme de vaccin, comprenant son propre poison, une autre distance par rapport aux trois heures qu’on avale chaque jour. À la télévision, tous les composants de la société du spectacle sont présents. Dans une réalité carrément situationniste. C’est encore plus rapide que le présent perpétuel. » Partant, il s’agit « d’établir une hiérarchisation, de créer des résonances, des enchaînements ».

Dans la brinquebale endiablée des informations tous azimuts, Patrick Menais remet de l’ordre, enfonce le clou. En redresseur de curseur. Il démontre, impose une sévère ordonnance. Le superflu rebondit ainsi sur l’âpreté, le dérisoire cède à la gravité, la violence à la futilité. « Le Zapping » avance suivant ce montage calibré «  pour apporter du sens au robinet, mettre en perspective le meilleur et le pire de la télé, pour donner à réfléchir dans le flux » , poursuit Patrick Menais, avec toute l’objectivité de sa subjectivité dans la musette. Soit un décryptage brutal du monde tel qu’il se donne en images ou se ­vautre dans le petit écran avec les faveurs du téléspectateur.


Les 20 ans du Zapping, Canal +, quatre soirées retraçant chacune cinq ans (en clair jusqu’à 21 h.) :
lundi 28 septembre (1989-1993), 20 h 10 ;
dimanche 11 octobre (1994-1998), 20 h 30 ; dimanche 15 novembre (1999-2003), 20 h 30 ; dimanche 27 décembre (2004-2008), 20 h 30.

Publié dans le dossier
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