« Plus grand que soi »

Le comédien Simon Abkarian, nourri dans son enfance des récits de la résistance arménienne, explique comment il a appréhendé le rôle de Manouchian, dont il fait admirablement résonner la parole.

Christophe Kantcheff  • 17 septembre 2009 abonné·es

Manouchian, Simon Abkarian le connaît depuis toujours. Il fait partie de ces hommes dont son père, préoccupé par le fait de la lutte armée, lui a beaucoup parlé, et qui a évidemment sa place au Panthéon des Arméniens. « Pour mon père, raconte l’acteur, dont le ­propre père était un survivant du génocide, ce qui faisait le lien entre ceux qui avaient choisi la résistance, qu’elle fût irlandaise, française, sud-américaine ou arménienne, c’était d’être digne de son titre d’homme, de pouvoir rendre des comptes à sa conscience, c’est-à-dire à la génération suivante, quitte à en mourir. »
Simon Abkarian a été élevé avec ces exemples-là pour horizon. Alors, quand il a fallu incarner Missak Manouchian, ne s’est-il pas senti écrasé ? « Un tel personnage, il faut le désacraliser et l’amener dans son quotidien. Cela passe par le jeu, mais j’y suis allé avec délicatesse, sans préparation particulière, sinon en travaillant sur le scénario, avec Robert Guédiguian et mes partenaires, et en m’imprégnant des décors, qui nourrissent l’imaginaire. J’avais besoin d’être le plus léger possible. » S’il lui fallait ne pas être impressionné par la stature du personnage, Simon Abkarian a dû aussi écarter les effets de « proximité » avec certaines situations. Quand, par exemple, il s’est retrouvé entouré de figurants arméniens qu’il connaissait tous, habillés de leurs costumes des années 1940, et qu’il s’est mis à parler en arménien. « J’ai dû effacer les émotions qui m’ont traversé à ce moment-là, car elles n’étaient pas celles de Manouchian, mais celles d’Abkarian. Il faut éviter la confusion. Parce qu’essayer d’interpréter un personnage, surtout quelqu’un comme Manouchian, c’est plus grand que soi. Ce qui est important, c’est la transcendance dans le jeu. »
Simon Abkarian ne dit pas qu’il a « interprété » Manouchian, mais qu’il a « essayé de l’interpréter » . Ce n’est pas une figure de style ou de la fausse modestie. Pour lui, tout geste artistique est tentative. « Rien ne doit être fini, fermé, sinon, c’est la mort qui guette. »

Écouter parler Simon Abkarian de la manière dont il a appréhendé le personnage de Manouchian, c’est entrer avec lui dans les arcanes de son art. Ce rôle cristallise toutes les questions essentielles que cet acteur exigeant ne manque pas de se poser. Ainsi de la différence à incarner une personne ayant existé ou un personnage de pure fiction. « Au bout du compte, c’est la même chose. Parce que l’idéal, ce serait de réussir à faire entièrement disparaître les origines, réelles ou non, de chaque personnage pour pouvoir être dans le présent du jeu, afin que ce que l’on donne soit vivant et charnel. » Plus encore, il se sent investi d’une semblable responsabilité face à Hamlet ou face à Manouchian. « Cela signifie que je suis porteur de l’humanité de quelqu’un dans tout son spectre. Dans le cas de Manouchian et de ses compagnons, il y a évidemment des enjeux d’ordre politique, philosophique, à propos de l’engagement, par exemple. »
Parce qu’il a une très haute idée du métier d’acteur (mot qu’il préfère à celui de comédien, parce qu’il aime le mot  « to act »  qui signifie autant « agir » que « jouer »), il en vient à dire qu’à un moment donné ce qu’il appelle « les considérations d’acteur » ne suffisent plus. « C’est très facile de se laisser enfermer dans l’espèce de blockhaus de la technicité, de la fonctionnalité de l’acteur, plutôt que de s’ouvrir à son universalité, à son humanisme » , explique-t-il.

Lui qui a travaillé sur les planches avec Ariane Mnouchkine au Théâtre du soleil, qui est passé à la mise en scène, qui a écrit une pièce magnifique, Pénélope ô Pénélope (publiée aux éditions Actes Sud), sait l’importance du sens des mots à dire aux acteurs. « Mais la parole est de moins en moins pratiquée de manière vaste et profonde. Du coup, la pensée est courte et se réduit à la question du succès. Et on se retrouve en tant qu’acteur, si l’on est vieillissant, et plus encore si l’on est une femme, coincé entre la porte du succès et la porte de sortie. »
Simon Abkarian n’ignore pas pour autant le poids des contraintes financières qui pèsent sur le cinéma. « Je souhaite que les films soient vus, bien sûr, mais pas à n’importe quel prix. Je veux pouvoir me reconnaître dans ce que je fais. » Mais garder le cap n’est pas toujours facile. Le nom de Robert Guédiguian, avec lequel il a aussi tourné le Voyage en Arménie, figure sur sa boussole, avec celui de quelques autres cinéastes (Sally Potter, Karim Dridi, Cédric Klapisch…) qui l’aident à se resituer. « Robert Guédiguian ouvre l’espace pour que soit dite l’histoire des hommes. Ce n’est pas quelqu’un qui encombre, ni l’acteur ni le spectateur. Il permet à chacun de se taire, libre de toute peur, et de faire en sorte que la parole qui est au service de celui qu’on essaie d’incarner puisse être ­délivrée. »
Dans l’Armée du crime , celle de Manouchian résonne admirablement.

Publié dans le dossier
L'armée du crime : vivre et résister
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