Retour en Algérie

Trois ouvrages récents explorent des points encore peu connus de l’histoire de la guerre d’Algérie et des premières années de l’Indépendance.

Denis Sieffert  et  Olivier Doubre  • 17 septembre 2009 abonné·es
Retour en Algérie

C’est sans doute le signe d’un passé qui a du mal « à passer ». L’histoire de l’accession à l’indépendance de l’Algérie continue de susciter de nombreux travaux d’historiens et de journalistes français. Trois d’entre eux, en cette rentrée, reviennent sur des épisodes troublés et souvent peu documentés de la douloureuse naissance puis des premières années du nouvel État. Comme le note d’emblée la journaliste Catherine Simon, (dernière) correspondante du Monde à Alger jusqu’en 1991, si « des milliers d’articles, des centaines de livres ont été écrits sur cette guerre », la plupart s’arrêtent « au seuil, au moment de l’Indépendance, sous le ciel fiévreux de l’été 1962 ».
*
L’auteure a choisi justement de s’intéresser à la construction de la République algérienne, en se concentrant sur un phénomène dont le rôle, prévient-elle, aura certes été « mineur », mais qui éclaire néanmoins de façon originale la *« formidable incompréhension des dures réalités de l’Algérie post-Indépendance dans la société française »
. Il s’agit de la génération des « pieds-rouges », ces jeunes Européens anticolonialistes, très souvent français, venus à partir de 1962 aider la jeune République qui, dans l’enthousiasme de l’indépendance à peine conquise, constitue alors « l’un des pays symboles, avec le Vietnam, du tiers monde triomphant » . Ce sont les années de rêve d’une société nouvelle où, comme le dit l’un d’entre eux, « Alger, c’était un peu La Havane ! » Ils sont ouvriers spécialisés, enseignants, ingénieurs, médecins, la plupart diplômés. Certains sont des militants aguerris, d’autres moins engagés. Tous sont en tout cas prêts à « changer de vie pour “changer le monde” ».
* Précisant d’emblée qu’elle a entrepris un *« périple »
entre 1962 et 1969 avec la « méthode du journalisme » , Catherine Simon a retrouvé plus d’une centaine d’acteurs de cette « aventure humaine » et collective.

Certains ont commencé à aider le FLN avant l’Indépendance, notamment dans les réseaux Jeanson ou Curiel de porteurs de valises, en tant que déserteurs de l’Armée française ou anciens « rappelés » sous les drapeaux, écœurés par la « sale guerre » dans laquelle ils ont été contraints de combattre. D’autres rejoignent l’Algérie au lendemain de l’indépendance et découvrent alors un pays tout entier « en liesse » . Les « pieds-rouges » qui arrivent – alors qu’en sens inverse les derniers pieds-noirs s’entassent sur des bateaux en partance pour Sète ou Marseille – sont au départ bien accueillis, même s’ils sont souvent très encadrés par les structures du FLN en train de s’installer à tous les postes de pouvoir. Certains, comme le célèbre militant trotskiste franco-grec Michel Raptis, dit Pablo (dirigeant de la tendance « pabliste » du trotskisme français), ou le futur PDG de TF 1, Hervé Bourges, sont même conseillers du président Ben Bella pendant les premières années de l’Indépendance. D’autres, comme l’anthropologue Jeanne Favret-Saada ou l’historien Gilbert Meynier, deviennent enseignants dans les universités ou les lycées, désertés par la plupart de leurs professeurs quelques mois plus tôt. Militants internationalistes, tiers-mondistes ou chrétiens de gauche, nombre d’entre eux sont trotskistes, d’autres adhèrent au Parti communiste algérien (PCA) dès leur arrivée, comme le journaliste Arnaud Spire, futur rédacteur en chef de l’Humanité , qui travaille deux années au quotidien Alger républicain, que dirigeait, avant son arrestation par les parachutistes français en 1956, Henri Alleg, l’auteur du manifeste contre la torture pendant la guerre d’Indépendance, la Question.

Enthousiastes, ils se mettent au travail, et découvrent le pays et ses habitants, marqués par huit années d’une terrible guerre. Mais bientôt la « révolution algérienne  » s’interrompt, le FLN se transformant en un parti-État avec les travers que l’on sait. Peu après, le coup d’État militaire dirigé par Houari Boumédienne en 1965 met fin pour beaucoup d’entre eux à l’expérience de façon amère, voire tragique. L’armée algérienne pourchasse alors toutes les dissidences et emploie des méthodes que ces militants avaient dénoncées et combattues du temps de la guerre du côté français : accusé d’être trotskiste, Arnaud Spire subit comme d’autres – et nombre d’Algériens – ce que l’auteure, dans un chapitre terrible, appelle la « gégène algérienne » … Au final, ce livre propose un récit quasi inédit de ces « années pieds-rouges » dont les acteurs conservent encore aujourd’hui l’ « empreinte ». En retraçant leurs parcours multiples et parfois douloureux, Catherine Simon montre les enjeux complexes d’une expérience restée jusqu’ici plus ou moins « sans bilan » et, précise-t-elle avec modestie, dont «  l’histoire politique reste à faire » . Elle concourt avec brio à son esquisse.

De son côté, l’historien Benjamin Stora se penche sur « le mystère De Gaulle ». Quand et pourquoi le Général a-t-il finalement décidé de provoquer le référendum d’autodétermination, synonyme d’indépendance ? Lui, l’homme de la « grandeur nationale », rappelé au pouvoir en 1958 par les partisans de l’Algérie française. Avait-il résolu dès son retour d’en finir coûte que coûte avec un conflit ruineux pour l’économie et paralysant pour un homme qui rêvait de faire entrer son pays dans la modernité industrielle et technologique ? Ou bien a-t-il changé sa vision à l’épreuve d’une guerre d’indépendance que la France ne pouvait pas gagner, malgré son évidente supériorité militaire ? Benjamin Stora suit pas à pas sa tournée en Algérie, début juin 1958. Il note son refus de reprendre à son compte le slogan « Algérie française », que lui soufflent pourtant Raoul Salan ou Jacques Soustelle. Sauf lors de son étape de Mostaganem où, mystère dans le mystère, il se laisse semble-t-il emporter par une atmosphère surchauffée. Mais surtout pas à Alger où, depuis le balcon du gouvernorat, il cultive l’ambiguïté et le quiproquo avec son fameux « je vous ai compris ».

Stora retrace heure par heure les journées qui ont précédé celle, décisive, du 16 septembre 1959, au soir de laquelle le Général abattra ses cartes dans la partie complexe qu’il livre à sa propre base politique. De Gaulle consulte, mais il ne laisse rien paraître. Son plus proche entourage en est réduit aux spéculations jusqu’au dénouement de son allocution télévisée. Au-delà de l’épilogue historique que l’on connaît du soulèvement des ultras – la semaine des barricades de janvier 1960 ou la tentative de putsch du « quarteron de généraux en retraite » en avril 1961 –, il est fascinant de voir mûrir une décision que De Gaulle prend finalement dans une très grande solitude. Une solitude que l’on retrouve à chaque tournant de cette histoire, notamment quand il s’agit de convaincre l’armée, et surtout son état-major chancelant, d’opter pour la légalité républicaine.
Au total, Stora ne perce pas vraiment le « mystère », précisément parce que la décision historique se prépare dans le silence du bureau présidentiel. Mais il donne tout de même beaucoup d’indices qui laissent supposer que De Gaulle a très vite compris qu’il fallait concéder l’indépendance, et tourner la page de la colonisation. Plus encore que la question algérienne, c’est la fonction présidentielle qui est ici scrutée. Ce qu’on a appelé, à juste titre, le pouvoir personnel conçu par la Ve République. Les hommes ont changé, les styles aussi, mais nous y sommes encore. Au moins, avec De Gaulle, le personnage était-il en adéquation avec l’orgueilleuse fonction.

Un autre ouvrage, paru début septembre, mérite notre considération. Il est l’œuvre de Jean-Luc Einaudi, dont on sait le rôle dans la mise au jour et la dénonciation du massacre d’octobre 1961, quand la police de Papon a précipité des dizaines de manifestants algériens dans la Seine. Einaudi cite une liste de 389 « Nord-Africains », selon l’appellation de l’époque, « morts ou disparus durant l’automne 1961 » à Paris et dans la proche banlieue. Il nous propose cette fois le troisième volet d’un triptyque sur ces journées tragiques, après la Bataille de Paris (1991) et Octobre 1961 , un massacre à Paris (2001). Il s’agit d’une série de témoignages, pour la plupart d’Algériens, qui permettent de tisser la trame serrée des événements.
Comparaison n’est jamais raison, mais il se dégage au fil de la lecture de ces « scènes de la guerre d’Algérie en France » une atmosphère qui rappelle celle de l’Occupation. Nombreux sont les survivants qui témoignent d’une France coupée en deux entre les délateurs encourageant lâchement la police parisienne dans sa sale besogne, et les « résistants ». Ainsi ces trois femmes aperçues par le futur cinéaste Mohammed Bouamari, tentant d’arracher physiquement une Algérienne aux CRS. Bouamari lui-même raconte comment il a trouvé refuge chez un militant de l’Unef, le syndicat étudiant, dont on se rappelle l’engagement contre le colonialisme français en Algérie. « C’est ce qui a fait de moi un humaniste » , conclut-il.

Mais il y a surtout le pire : le témoignage de ce jeune homme de 21 ans qui décrit la férocité de la charge des CRS et ces corps jetés dans la Seine depuis le pont Saint-Michel. Mais les documents réunis par Einaudi n’accablent pas seulement la police française. Ils témoignent aussi des terribles règlements de comptes entre militants du FLN et du Mouvement national algérien de Messali Hadj. Un document pour cette histoire longtemps cachée sous les plis de la mauvaise conscience nationale.

Idées
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