« Si on ne fait rien, on n’est plus rien ! »

L’équipementier automobile Molex a fermé cet été son site de Villemur-sur-Tarn, laissant 283 salariés sur le carreau.
Ces derniers dénoncent la logique purement financière de cette fermeture et occupent leur usine.
Ils devraient prendre connais sance cette semaine d’un rapport sur la viabilité de leur entreprise.

Yoran Jolivet  • 10 septembre 2009 abonné·es
« Si on ne fait rien, on n’est  plus rien ! »

Réunis en petits groupes, les uns sur le trottoir, les autres à l’abri d’un arbre au milieu de la chaussée, les salariés de Molex trompent l’ennui comme ils peuvent. Une tente est installée près de l’entrée du site de Villemur-sur-Tarn, dont l’accès est strictement contrôlé par des vigiles. Les salariés se relaient en gardant les équipes de travail pour assurer les permanences de nuit et les week-ends. Sur les murs de l’usine, des slogans donnent le ton d’un conflit social entré dans son onzième mois. « Le père Molex est une ordure/Licenciements boursiers, y’en a assez !/On est chez nous, pas chez Kerriou  [ex-cogérant de l’usine, NDLR] . » Sur place, on passe le temps en grillant une cigarette et en enchaînant d’interminables parties de cartes. Ou en observant le va-et-vient des ouvriers de Labinal, qui, eux, continuent de travailler…
En 2004, le site de Villemur a été partagé en deux quand ce groupe ­spécialisé dans l’aéronautique s’est séparé de son activité automobile et a vendu l’usine à Molex. Quelques salariés de Labinal, dont l’avenir est incertain, rendent visite aux Molex pour prendre des nouvelles, mais la plupart passent devant eux, le regard absent. Les journées sont marquées par l’interminable attente d’une décision de justice, et dans l’espoir de l’annonce d’une négociation avec un éventuel repreneur, ou avec la direction.

Ce mercredi 2 septembre, les représentants du comité d’entreprise sont à la préfecture de Toulouse, avec la direction de Molex et le médiateur nommé par le ministre de l’Industrie, Christian Estrosi. À l’ordre du jour, le paiement des salaires d’août. Les dirigeants de Molex ont fermé le site de production le 6 août, en mettant en avant des raisons de sécurité après un incident entre un membre de la direction et les salariés. Depuis, les Molex ont fait invalider la fermeture par le tribunal de grande instance de Toulouse, mais ils sont sans salaire et à la porte de leur usine.

À 10 h 40, un portable sonne. La nouvelle se répand rapidement : quinze jours de congés seront payés pour le mois d’août [^2]. « On est en train de négocier le droit du travail français, c’est un scandale », commente amèrement Denis Parise, élu CGT et secrétaire du comité d’entreprise. La nouvelle fait grincer, car une sombre perspective attend les ouvriers. Le couperet d’un prochain plan social, en discussion avant le comité d’entreprise du 15 septembre, pèse sur le moral.
« Ce n’est pas simple à gérer dans la durée, explique Jean-Louis, un des plus anciens ouvriers de l’entreprise. Il y a plein de gens malades, de divorces, de dépressions. On ne s’imagine pas ce que peut engendrer dans la vie une situation comme celle-là. On arrive le matin, on ne sait pas ce qui nous attend. On n’est pas fait pour rien faire, car finalement on n’est plus rien, on n’a plus de statut social, plus de paie ; psychologiquement, c’est très dur. » Un peu plus loin, un collègue confirme : « On ne le vit pas bien, d’ailleurs on ne le vit pas, on le subit. »

Les salariés vivent d’autant plus mal cette situation que Villemur-sur-Tarn est l’un des derniers sites de connectique automobile en France, après la fermeture des usines Tyco, l’hiver dernier. « On a mis au point des outils et des moules que l’on ne trouve qu’ici » , affirme fièrement Jean-Louis, outilleur, quarante-deux ans d’entreprise. Vincent, 35 ans et dessinateur, est écœuré par le gâchis : « C’est plus de soixante-dix ans d’expérience », car Molex fabrique des boîtiers et des éléments de connectique pour les systèmes de câblage automobile, une activité très spécialisée qui n’a pas quitté le site depuis les années 1940.
Les nouveaux patrons américains sont venus chercher en 2004 des compétences et un carnet de commandes bien rempli. « Le but était d’éliminer un concurrent, de prendre son savoir-faire et ses clients pour ensuite partir dans des pays low cost ou rentrer aux États-Unis », s’indigne Christian, programmeur en électroérosion, 52 ans, dont trente années passées dans les ateliers de Villemur. La fermeture est « un acte prémédité » . « Si jamais nos produits ne se vendaient plus, on comprendrait que c’est la fin, mais ce n’est pas le cas, on est bénéficiaires et en progression » , se désole Vincent. Il a acheté une maison à crédit il y a deux ans, et veut garder un fond d’espoir : « Pour le moment, on n’a pas de colère ni de fatalité, on ne baisse pas les bras. On sait qu’on est dans notre droit. » À 57 ans, Michel est plus pessimiste : « Plus personne ne croit encore à la réouverture, ni même à un repreneur. Pourtant, ce qui nous intéresse, c’est de continuer à travailler ici. » La moyenne d’âge des 283 salariés est de 46 ans avec une expérience moyenne de 23 ans. Un grand nombre des métiers sont très spécialisés, et ils auront du mal à faire valoir leur expérience dans d’autres entreprises.

Aux alentours, le bassin industriel est très pauvre, et cela promet des lendemains qui déchantent en cas de fermeture définitive. «  Le manque de perspective est total, vu le contexte de l’emploi et les chiffres du chômage, on n’a aucune chance », craint Éric, 52 ans, fils d’ouvrier, qui travaille avec sa femme dans l’entreprise depuis près de trente ans. Il ajoute : « Ce manque de perspective a généré beaucoup de solidarité et de force pour lutter dans la durée. C’est pourquoi on demande la continuité du site plutôt qu’un plan social bien négocié. » Pour la commune, ce sont 500 000 euros de taxe professionnelle qui risquent de s’envoler. Mais le maire, Jean-Claude ­Boudet, appréhende surtout « un impact social important ».
Les salariés sont passés devant les tribunaux : le plan social a été condamné par deux fois en justice. Au-delà des méthodes de cow-boys de la direction, l’un des points d’achoppement entre élus, salariés et direction du groupe concerne surtout la reprise du site. La direction de Molex le réaffirmait dans un courrier envoyé aux salariés le 27 août : l’éventuel repreneur doit « développer une activité non concurrente à celle de Molex » . En clair, la direction veut partir avec les machines, les brevets et les carnets de commande, laissant derrière elle les salariés et les murs…
Chaque jour, la situation se tend un peu plus, et le maire de Villemur s’interroge : « Je ne sais pas comment les salariés vont garder leur sang-froid face à un groupe irresponsable qui ne veut rien lâcher et ne respecte pas la loi. » Guy Pavan, délégué CGT, attend de son côté que « les propos du gouvernement ne soient pas qu’un effet d’annonce, sinon cela risque de se durcir chez nous aussi ». Pour l’instant, les Molex tiennent bon, mais les réactions risquent d’être très vives en cas d’échec.

[^2]: Décision sur laquelle est revenue la direction de Molex, annulant le paiement des quinze jours de congé après avoir appris que 110 salariés les avaient assignés devant les prud’hommes.

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