« Une capacité plus grande à s’indigner »

Robert Guédiguian a voulu faire un film populaire, susceptible d’attirer ceux qui ne connaissent pas cette histoire. Et ce sans éluder la violence de cette époque.

Olivier Doubre  • 17 septembre 2009 abonné·es

Politis : Dans le film, la violence est montrée sans fard. Les coups de feu claquent distinctement, les explosions sont fortes… Diriez-vous que, de ce point de vue, vous avez fait un film réaliste ?

Robert Guédiguian I Je ne sais pas si l’adjectif « réaliste » convient. Je dirais que je travaille avec le cinéma comme il est aujourd’hui : le public est habitué – trop sans doute – à voir la violence, dans des films d’action notamment. Il est habitué à un certain son de coup de feu, à une certaine image d’explosion, etc. C’est une forme de langage et, si l’on ne respecte pas ces codes-là, le public a l’impression de ne pas comprendre. C’est comme si on lui parlait dans une langue étrangère. Je crois donc que, si l’on veut atteindre le public, on est obligé de se poser ce type de questions. C’est pourquoi, dès le début du projet, on s’était dit avec mes coscénaristes, Gilles Taurand et Serge Le Péron, et mon producteur, Dominique Barneaud, qu’on écrirait ce film en respectant les règles d’un langage cinématographique compréhensible par un large public. C’est la guerre, donc il y a des coups de feu, des bombes qui explosent, des scènes de torture… Ou, comme on disait dans les années 1950, de l’aventure, de l’amour et de l’action !

C’était une volonté de départ de faire un film populaire, grand public, pas seulement pour les gens qui connaissent déjà cette histoire, mais au contraire pour tous ceux qui n’en ont jamais entendu parler. Il fallait montrer que cette époque était violente, évidemment du côté des oppresseurs, dans la manière dont ils torturaient, fusillaient, déportaient et exterminaient, mais aussi du côté des résistants, en montrant que cette violence les effrayait eux-mêmes. C’est ce que je ­montre dans la scène où Manouchian revient sur les lieux de l’attentat qu’il vient de commettre en lançant une grenade sur un groupe de soldats allemands, qui sont déchiquetés. Je voulais qu’on comprenne que la violence est également terrible pour ceux qui la donnent. Manouchian, au départ, n’aurait jamais voulu tuer quelqu’un. Ce sont les circonstances historiques qui l’ont amené à le faire. Ensuite, du point de vue cinématographique, c’est une question de dosage. Je voulais surtout dépasser la manière dont on montre en général la violence au cinéma depuis vingt ou vingt-cinq ans, c’est-à-dire comme un jeu.

Vous ne cachez pas votre volonté de faire « œuvre pédagogique ». Cela signifie-t-il, pour un film historique et politique, faire passer au second plan les considérations dramaturgiques ?

Évidemment non. L’idéal est de trouver la solution pour qu’il n’y ait aucune contradiction entre les deux termes. C’est pourquoi j’ai parfois préféré contrevenir à l’exactitude historique plutôt qu’aux règles du récit, d’où la petite note à la toute fin du film [ où Robert Guédiguian prévient qu’il a modifié certains points de la chronologie pour la cohérence du scénario, NDLR ]. Il ne s’agit pas de contresens ou de ­contre­vérités, mais je crois que, dans un film historique, il faut d’abord respecter les règles fondamentales de la dramaturgie. Par exemple, l’arrestation d’Henri Krasucki a eu lieu près de neuf mois auparavant par rapport à ce qui est dans le film : il n’est donc pas parti avec Simon Rayman la main dans la main. En revanche, ils se sont effectivement retrouvés à Auschwitz, où Krasucki a veillé sur le jeune Simon (qui n’avait que 15 ans) comme sur un petit frère, et ils ont survécu tous les deux, libérés par l’Armée rouge à la fin de la guerre. Ce point-là dans le film est donc faux historiquement parlant, mais il est en même temps juste.

Il y a dans le film certaines scènes de torture très dures, à la différence de beaucoup de films où l’on entend plutôt des cris derrière une porte. Comment avez-vous décidé jusqu’à quel point montrer la torture ?

Je crois que si l’on filme une scène de torture, il faut le faire de telle manière qu’elle soit irregardable, ce qui est un paradoxe puisqu’on fait a priori des images pour qu’elles soient regardables. Il faut donc être suffisamment court pour que ce soit supportable, c’est-à-dire qu’au moment où le spectateur a envie de tourner la tête pour ne pas regarder cette image, celle-ci soit déjà passée. C’est une affaire de dosage au montage. Je crois que le film le plus intéressant de ce point de vue, c’est Salo ou les 120 jours de Sodome de Pasolini, qui a fait un film entier totalement irregardable. C’est prodigieusement intéressant, mais personne n’a envie d’aller voir Salo . Pasolini y pose magistralement la question de la violence au cinéma.

Dans la scène où Manouchian regarde les Allemands déchiquetés par sa grenade, apparaît le personnage de Dupont, le responsable des FTP et son supérieur hiérarchique. Son sourire semble alors signifier qu’il a réussi à faire franchir le pas à Manouchian, qui auparavant se refusait à tuer. Dupont est un peu « l’œil » du Parti communiste. Vous le représentez comme plutôt implacable…

Souvent, les gens me disent qu’ils trouvent ce type pas sympathique, mais, pour ma part, je ne le trouve pas antipathique. Je crois que c’est une vision quelque peu angélique. C’est simplement un chef. Les généraux ou les colonels ne sont pas souvent sympathiques. La guerre se fait avec des soldats, qui sont commandés par des chefs. Et les chefs sont durs. C’est drôle de penser que, du côté des résistants, il n’y avait pas de hiérarchie. De Gaulle, Brossolette ou Frenay, de l’Armée secrète, n’étaient pas des rigolos, et l’armée de la Résistance, qu’elle soit communiste, gaulliste ou autre, était une véritable armée : ce sont tous des militaires avec des soldats qui vont au front et des généraux qui donnent des ­ordres. C’est comme cela !

**Tous ces personnages sont jeunes, un peu « tout fous » avant d’être pris en main par l’organisation des FTP. Est-ce que, selon vous, il y a des conditions particulières qui font que, eux, sont passés à la lutte armée ? Et cela pourrait-il se reproduire aujourd’hui ?
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J’ai voulu les montrer au départ dans leur vie quotidienne, avec leur famille, au lycée, faisant du sport, ou avec leur petite amie, pour les rapprocher de nous, et montrer qu’ils auraient eu une vie très différente si tout cela n’était pas arrivé. Mais j’ai toujours pensé qu’il y a des conditions particulières qui appartiennent à chacun d’entre eux qui font qu’ils ont eu une capacité plus grande à s’indigner et à passer à la lutte armée. Ils sont alors devenus des êtres magnifiques parce qu’ils ont continué à penser que l’humanité pouvait être un jour réconciliée. Toutes leurs dernières lettres ­tra­duisent en effet ce rêve et sont très étonnantes de ce point de vue : écrites à la veille de leur exécution, elles sont très optimistes. Ils imaginent tous que, dans un avenir proche, le monde entier ira beaucoup mieux. Ils meurent presque heureux, le devoir accompli, et ils en sont fiers !
Quant à savoir si cela pourrait exister aujourd’hui, j’en suis absolument certain si
– et seulement si – l’oppression prenait à nouveau des formes extrêmes. Quand le peuple passe à la lutte armée, c’est qu’il est torturé, massacré. Si cela arrivait, je suis sûr qu’il y aurait des gens qui se révolteraient de la même manière. Mais si eux se sont révoltés, c’est d’abord parce que tous avaient déjà vécu, chez eux, l’oppression. Ce sont des Juifs, des Arméniens, des Espagnols, des Italiens, des Hongrois, des Polonais, etc. Et, surtout, ils sont tous politisés : Krasucki est responsable des Jeunesses communistes, Elek en est membre, son père a le Capital dans sa bibliothèque, et sa mère a connu Bela Kun [ fondateur du PC hongrois, NDLR ]. Ils ont tous été pourchassés, leurs parents ont été arrêtés et sont venus en France pour fuir des dictatures. Ils sont donc particulièrement conscients, plus que d’autres, de ce qui est en train d’arriver à la France. Et c’est cette conscience-là, aiguë, qui est pour moi l’un des grands enseignements de cette histoire.

Publié dans le dossier
L'armée du crime : vivre et résister
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