Éternelle jeunesse

Après bientôt
trente ans de carrière,
Sonic Youth garde
une force de frappe intacte.

Jacques Vincent  • 15 octobre 2009 abonné·es
Éternelle jeunesse
© The Eternal, Sonic Youth, Beggar’s Banquet Concert au Palais des congrès (Paris) le 25 octobre.

C’est une histoire typiquement new-yorkaise. Après d’autres : le Velvet Underground au cœur de la Factory warholienne – avec un John Cale ayant étudié la musique classique et la musique contemporaine –, Suicide jouant dans des galeries d’art ou Patti Smith fréquentant Mapplethorpe, Burroughs et Ginsberg. Le rock new-yorkais a souvent cette particularité de ne pas être unidimensionnel. Sonic Youth s’inscrit dans cette lignée, inspiré par ses aînés mais aussi par la scène punk de la deuxième partie des années 1970, tout en ayant un pied dans le cercle de la musique expérimentale et en étant proche des mouvements bruyants qui ont suivi (no wave, hardcore…). Ce qui le rend unique, explique peut-être sa longévité et en fait un des groupes majeurs de ces trois dernières décennies est d’en avoir réussi une synthèse abordable pour beaucoup de gens. On apprécie qu’il sache encore aujourd’hui se souvenir de tout ce qui l’a aidé à s’inventer. The Eternal, paru avant l’été, contient ainsi une chanson dédiée au poète beat Gregory Corso, une autre au chanteur des Germs, et une photographie de Johnny Thunders au Max’s Kansas City en 1973 après un concert des Stooges.

Le groupe est aussi fidèle à ses centres d’intérêt, truffant l’intérieur de la pochette de peintures diverses. Poésie, musique, peinture, vidéo… Sonic Youth a toujours été sur tous les fronts de la création, a multiplié les collaborations avec les artistes les plus divers et revendique son appartenance à une communauté artistique que résume assez bien une exposition récente, Sonic Youth etc.  : sensational fix, dans un parcours où l’on peut croiser les noms de John Cage, Jack Kerouac, Jeff Wall ou Gus Van Sant.

Le groupe doit son nom à la fois au Sonic’s Rendez-vous Band, groupe de Fred « Sonic » Smith après le MC 5, et au chanteur de reggae Big Youth. Il le doit aussi à un intérêt essentiel pour le travail sur le son à partir d’instruments classiques, parfois malmenés, plutôt que de technologies sophistiquées. À ses débuts radicaux, à l’aube des années 1980, c’étaient les guitares mises à mal par divers objets glissés sous les cordes, et même une perceuse si ça ne suffisait pas. La perceuse a disparu depuis longtemps – et la période radicale a d’ailleurs été assez courte –, les guitares sont restées. Elles ­de­meurent au centre du jeu et sont aujourd’hui trois en front de scène avec l’arrivée de l’ex-bassiste de Pavement, qui permet à Kim Gordon de s’y consacrer entièrement. Et quand d’autres instruments se rajoutent, comme les synthétiseurs sur le nouvel album, ils sonnent comme ceux d’Eno sur le premier Roxy Music.

Presque trente ans plus tard, on ne peut que constater que le temps a à peine érodé la deuxième partie du nom du groupe et pas du tout la première [^2]. Le modelage du son reste une partie centrale de la démarche. Mais, avec le temps, ce travail s’est raffiné, approfondi et diversifié. On a vu la matière brute du début, solide, dense et métallique, dans une sorte de transmutation, se transformer en élément liquide ou gazeux suivant les compositions, voire au sein du même morceau. Il y a parfois de ces moments magiques au cours desquels, petit à petit, sans qu’on y prenne garde, la masse compacte s’évapore peu à peu pour laisser place à un état gazeux ou flottant. Cette extension du domaine sonore a aussi eu comme immense avantage d’ouvrir un espace pour les voix et les mélodies qui n’ont cessé de prendre de l’importance. Il ne faut pas oublier que trois des membres du groupe officient aux vocaux dans des registres différents, qui sont pour beaucoup dans le ton des compositions. Trois guitares, deux chanteurs et une chanteuse ne doivent pas faire oublier un batteur sensationnel dont le nouvel album donne la pleine dimension. On reste impressionné devant ces gifles répétées sur les cymbales comme dans un art de la découpe, le martèlement des peaux en recherche d’hypnose, ou cette frappe intense et implacable qui porte cette musique orageuse et cosmique traversée d’échos fracassants comme autant de réminiscences du chaos originel.

Mais si chaque élément mérite d’être souligné, l’ensemble est devenu tellement fusionnel que Sonic Youth produit aujourd’hui une musique dont on pourrait dire qu’il est le seul et unique instrument. Qui impressionne autant par sa cohérence que par sa puissance.

[^2]: Youth : jeunesse ; Sonic : relatif au son

Culture
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