Kerviel fait flamber les planches

À Nice, « le Roman
d’un trader », de Jean-Louis Bauer, s’inspire férocement de l’affaire de la Société générale.

Gilles Costaz  • 8 octobre 2009 abonné·es

Le théâtre français a, d’une manière générale, bien du mal à s’emparer de l’actualité et des questions immédiates que pose la société. Au Théâtre national de Nice, Daniel Benoin s’est demandé, au contraire, comment faire un programme sur ce qu’on appelle la crise. Il a choisi de reprendre une pièce américaine qu’il jouera lui-même, l ’Argent des autres , de Jerry Sterner, mais, avant, et surtout, il a créé la pièce d’un écrivain français, Jean-Louis Bauer, le Roman d’un trader. Une pièce culottée puisqu’elle s’inspire directement de l’affaire Jérôme Kerviel. L’auteur s’est juste accordé le plaisir de changer un chiffre : son personnage fait un trou de 25 milliards d’euros alors que Kerviel se contenta de faire plonger sa banque de 5 milliards !
C’est dire que Bauer n’écrit pas à ­l’anglo-saxonne. Il s’accorde un peu de fantaisie et cerne la réalité avec les moyens de la comédie. Son trader, qui n’est pas exactement Kerviel, est mort. Il a fini par sauter du gratte-ciel de la banque. C’est son fantôme qui assiste aux démêlés des banquiers et revit les épisodes de cette effarante entourloupe. Le retour en arrière commence le jour où le trou de 25 milliards est découvert. Le directeur général s’affole de la perte qu’il ne peut résoudre, la banque n’ayant pas les liquidités permettant de donner le change. Il est pris entre deux feux : le drame de l’entreprise, que le gouvernement ne veut pas garantir, et l’égoïste pression de son amie, qui veut de l’argent pour créer une fondation d’art moderne.
Le DG se débat, ridicule potentat qui ne pense plus qu’à sauver sa place.
La présence d’une jolie maîtresse capricieuse n’est pas un élément de vaudeville : cette jeune femme ne jure que par Jeff Koons, et l’on verra entrer en jeu une sculpture intitulée malicieusement le Veau d’or. Un certain art contemporain et la pratique folle de la spéculation se rejoignent : c’est toujours le marché en action, roulant sur les économies des petites gens et remplaçant la valeur intrinsèque de l’art par sa valeur marchande. La scène la plus drôle et la plus folle de la pièce est celle où on voit le trader jongler avec les milliards sur son ordinateur comme on joue à un jeu vidéo. Lorànt Deutsch, qui est l’interprète central du spectacle, la joue avec une fougue juvénile et joyeuse qui rend l’instant encore plus terrible – et comique.

La très nerveuse mise en scène de ce roman par Daniel Benoin s’appuie sur le monde abstrait des tours et des bureaux, utilise beaucoup la vidéo et les projections, ce qui est pertinent puisque, dans ce monde des financiers crapuleux, tout est virtuel, à commencer par l’argent des uns et des autres. Bernard-Pierre Donnadieu interprète le directeur général avec un sens très sûr de la puissance brisée et du pathétique qui n’inspire pas la pitié. Christiane Cohendy, en assistante improvisée du roi de la banque, donne une belle démence à un type de rôle fort inattendu dans sa grande carrière. Helena Noguerra, Paul Chariéras et Paulo Correia prennent en main, avec une allègre férocité, les autres cartes de ce poker fascinant.

Culture
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