La conscience du désastre

Deux ouvrages reviennent, avec des finalités différentes, sur l’offensive israélienne de l’hiver dernier. Bilan et réflexion.

Denis Sieffert  • 22 octobre 2009 abonné·es

On n’en a pas fini avec l’épouvantable séquence meurtrière de Gaza, en décembre et janvier derniers. Comment d’ailleurs pourrait-on en avoir fini, alors que la tragédie des Palestiniens se poursuit, dans les décombres de leurs maisons et dans l’enfermement ? La souffrance des uns et l’impunité des autres nous invitent à la réflexion. Esther Benbassa tend à ses coreligionnaires un miroir propice à la réflexion avec un petit ouvrage dont le titre suggère beaucoup : Être juif après Gaza. Mais, parallèlement, il faut prendre pleinement conscience du désastre en se plongeant dans le Livre noir de Gaza publié par Reporters sans frontières. On y trouve, après deux préfaces, du Palestinien Camille Mansour et du journaliste israélien Gideon Levy, une succession d’enquêtes de terrain réalisées par les plus incontestables des ONG. Citons, entre autres, Amnesty International, Human Rights Watch, International Crisis Group, B’Tselem ou encore i’lam, une ONG palestinienne. Gideon Levy met en évidence l’incroyable fossé qui sépare une réalité perçue par la communauté internationale et l’obstination d’Israël, et de ses médias, à ne pas voir et à ne pas reconnaître. Pour preuve, les bilans. Quand toutes les associations s’accordent à peu près sur les chiffres de 1 434 morts, dont 235 étaient « des combattants », Israël ne reconnaît que 1 166 morts, dont 871 seraient des combattants et des militants du Hamas.

Au déni officiel de massacre des civils correspond la vision déshumanisée des médias. À ce sujet, Gideon Levy fait ce constat terrible : « Les médias israéliens ont paru plus intéressés par la mort d’un chien à Ashkelon, victime d’une roquette, que par les centaines de morts à Gaza, tués de nos propres mains. » Camille Mansour, lui, analyse l’opération contre Gaza dans une stratégie israélienne qui vise à renvoyer ce petit territoire surpeuplé vers la souveraineté égyptienne. Mais le livre nous propose surtout une série de témoignages accablants sur l’assassinat de civils et le vandalisme des forces israéliennes, sur les attaques contre le personnel médical palestinien et l’utilisation illégale de phosphore blanc. Certains n’épargnent pas le Hamas, qui règle ses comptes avec les opposants et voit des « collabos » partout. Même si cette violence est évidemment marginale par rapport à celle d’une armée surpuissante qui semble ne rien s’interdire.

De son côté, Esther Benbassa interpelle de sa plume juste et acérée la conscience juive. Elle esquisse une réponse à cette question faussement naïve : pourquoi tant de haine ? Cette haine qui peut conduire à nier le nombre de morts, à ne pas même accorder un regard à la souffrance provoquée de l’autre. Pour y répondre, l’historienne du judaïsme en passe par l’histoire. Elle analyse les mutations de la société israélienne et des différentes communautés juives, en France notamment. Elle montre combien l’arrivée, en France ou en Israël, des Juifs d’Afrique du Nord a changé bien des choses. « Leur exil , écrit-elle, a fait d’eux des “Arabes”. » Des « shvartse » , des « noirs » , comme disaient en yiddish, et non sans mépris, les Juifs venus jadis d’Europe centrale. Esther Benbassa décrit les efforts qu’ils déploient, comme par compensation, pour s’approprier une histoire qui n’est pas la leur mais celle de l’Holocauste. Elle montre comment les nouveaux arrivants tirent progressivement leurs communautés vers davantage de religiosité, mais une religiosité d’un type nouveau, qui sacralise Israël. Et comment ils paient le prix de leur intégration par le rejet de l’Arabe et du Palestinien. Un rejet qui vise d’abord « l’Arabe qu’ils ont en eux-mêmes ». Esther Benbassa démonte les ressorts historiques et psychologiques qui expliquent en partie l’hostilité aux Arabes, jusqu’au déni d’humanité. Nous ne sommes pas loin ici des statistiques frelatées et de ces médias qui s’apitoient sur le chien d’Ashkelon. Comme à son habitude, Esther Benbassa n’en reste pas à ce constat dépressif. Son livre est dynamisé par un plaidoyer vibrant pour un sursaut de conscience qui passe par un retour à un judaïsme dont «  la vision du monde [serait] empreinte d’humanité, donc d’universalité ».

Idées
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