Les morts de la guerre économique

Les suicides à France Télécom ont mis en lumière un phénomène de souffrance au travail, qui résulte de l’intensification des logiques gestionnaires dans les entreprises.

Pauline Graulle  • 8 octobre 2009 abonné·es
Les morts de la guerre économique

Lorsque le 24e salarié de France Télécom s’est donné la mort, le PDG de l’entreprise, Didier Lombard, s’est excusé d’avoir parlé de « mode » des suicides. Il aurait été plus inspiré, en effet, de qualifier ces tragédies de phénomène massif. Car France Télécom n’est pas la seule entreprise à être touchée par les suicides. Les agents de Pôle emploi, les salariés d’IBM ou ceux d’EDF-GDF font eux aussi les frais des logiques de rentabilité immédiate et de concurrence. «  France Télécom est l’épure tragique du management et des formes d’organisation du travail actuelles, observe Danièle Linhart, sociologue et membre de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées de France Télécom. La pression, l’instabilité permanente, la fixation d’objectifs inatteignables forment un tout qui s’est substitué au modèle taylorien. »

Premier élément de cette nouvelle organisation : la réduction des coûts. Et d’abord du personnel. À France Télécom, le plan « Next » a poussé vers la sortie 22 000 salariés. À la SNCF, on vise 2 000 suppressions d’emplois par an. À la Banque postale, « le business plan consiste à détruire 1 000 postes dans les centres de chèques, et à passer de 19 à 9 centres en France métropolitaine » , affirme Didier Aubé, secrétaire fédéral SUD-PTT. Un « dégraissage » qui s’est accompagné, comme à France Télécom, de la mise au placard de certains ou de leur transfert. « Les personnes qui travaillaient sur le suivi des chèques se sont retrouvées à faire de la gestion de comptes, une activité où il y a une forte pression commerciale » , poursuit Didier Aubé. Au seul ­centre Paris-chèques, cinq tentatives de suicide ont eu lieu l’année dernière.

Faire plus avec moins, faire autre chose que ce que l’on sait faire : c’est aussi le sort des agents de Pôle emploi. Depuis la fusion entre l’ANPE et les Assedic début 2009, la liste des tentatives de suicide s’allonge… La restructuration s’est traduite par la suppression des « doublons » et par une redéfinition des tâches. « Les formations ont été faites à la hâte… Alors les agents se retrouvent à dire toute la journée “je ne sais pas” à des demandeurs d’emploi » , ra­conte Sylvette Uzan-Chomat, syndicaliste au SNU-Pôle emploi. Là encore, notamment avec la mise en concurrence de Pôle emploi avec les opérateurs privés, la logique gestionnaire a fait de la politique du ­chiffre le dogme absolu. « Alors que le marché du travail est dévasté, nous devons atteindre les objectifs d’offres d’emploi à recueillir et à pourvoir. Du coup, on est moins regardant sur la réalité des emplois proposés » , ajoute-t-elle. Et de souffler : « On vit des contradictions terribles, mais on n’a jamais le temps de les mettre en mots. »

Les conflits de valeur se sont encore invités aux guichets de La Poste, où les postiers se voient déguisés en vendeurs : « En cas de changement d’adresse, le client peut choisir entre deux “packs” , l’un étant moins cher que l’autre, raconte Didier Aubé. Mais le postier a pour consigne de dire qu’il ne l’a plus en stock pour vendre le plus cher. » « Ces entreprises où il y avait une forte part de technicité se transforment en entreprises commerciales, relève Dominique Decèze, auteur de plusieurs ouvrages sur la privatisation des entreprises publiques [^2]. Les évolutions de carrière sont de plus en plus souvent indexées sur des résultats comptables. Mettre tant de contredanses, faire tant de piqûres, vendre tant d’iPhone, etc. C’est la professionnalité même des salariés qui est attaquée en profondeur. » Et le travail vidé de son sens par l’assujettissement de l’humain aux normes du marché.

Des services publics devenus des « machines à cash » [^3]… Mais pas seulement eux. « On sait ce qui se passe dans le public, car il y a toujours une présence syndicale, note Philippe Davezies, chercheur en médecine du travail. Mais il y a la même souffrance dans le privé. » Comme chez IBM France. L’entreprise s’est transformée en un vaste champ de bataille où se sont succédé charrettes, suicides et burn-out. La direction, sommée par l’État d’arrêter de licencier, est aujourd’hui partie à la chasse au mètre carré. Au programme : l’entassement du personnel dans des open spaces pour supprimer trois sites sur onze en France. « Tout a basculé dans les années 1990, quand une direction juridico-financière a pris la tête de l’entreprise » , explique-t-on à la CGT-IBM. Tandis que l’activité de production était sous-traitée ou délocalisée, les programmeurs et développeurs ont dû se reconvertir en commerciaux.

« L’évaluation personnalisée, venue des États-Unis, a été une catastrophe, même pour des salariés qui savaient qu’ils entraient dans une entreprise capitalistique. Aujourd’hui, IBM est devenue une machine de guerre. »
Comment enrayer un système toujours plus meurtrier ? « En 2008, France Télécom a réalisé 8 milliards de bénéfices. L’État est le principal actionnaire. Il devrait dire que la priorité est l’organisation du travail, même si les bénéfices sont un peu en dessous » , estime Ivan du Roy, auteur d’Orange stressé (La Découverte). Au lieu de cela, les entreprises et leurs consultants continuent de mettre en place audits, numéros verts, ou aides psychologiques. Des mesures dérisoires et individualisantes pour ne pas toucher aux racines du mal. Après la série de suicides au technocentre Renault Guyancourt en 2007, le plan d’action s’est révélé une usine à gaz. La limitation des horaires, la formation des managers pour repérer les conduites à risque ou l’organisation de concerts pour relaxer le personnel (!) n’ont pas empêché le malaise. Et, avec la crise, le plan est vite parti en fumée. « Ce n’est pas avec ces bidules qu’on va régler ces affaires, affirme Philippe Davezies. La seule issue, c’est la reconstitution de collectifs qui pourront porter un discours positif sur le “bien travailler”. »
En attendant, la Fondation Copernic lance le débat avec sa campagne « Travailler tue en toute impunité », qu’elle conduira jusqu’à la prochaine présidentielle. « Les gens paient de leur vie notre défaite contre le libéralisme, explique Willy Pelletier, président de la fondation. C’est une guerre économique qui ne dit pas son nom, dont le théâtre des opérations est l’intérieur de l’entreprise. » Et où s’accumulent les « dommages collatéraux ».

[^2]: Gare au travail, malaise à la SNCF, Gawsewitch.

[^3]: Surnom donné à France Télécom par sa direction financière.

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