Les ravages de la bombe LBO

La course à la rentabilité a poussé des fonds d’investissements à racheter des entreprises en les endettant. Exemple avec TDF, un groupe qui supprime des emplois alors qu’il est en bonne santé.

Thierry Brun  • 15 octobre 2009 abonné·es
Les ravages de la bombe LBO

«TDF va bien ! Mais il est urgent de tailler dans la masse salariale… », indiquait récemment un tract des ingénieurs, cadres et techniciens de la CGT. Le principal diffuseur de télévision analogique, numérique (TNT) et de radio en France, TDF (sigle issu de l’ex-Télédiffusion de France) est un groupe européen en bonne santé financière, qui supprime des emplois à tour de bras. Un « plan de départs volontaires » sera ouvert en novembre après une récente grève de plusieurs jours à l’appel de ­quatre syndicats (CFDT, CFTC, CGT et FO) contre le projet de 550 suppressions de postes, sans plan social, sur un total de 2 400 en France. « Malgré une activité en forte croissance : radios FM, télécoms, déploiement du réseau TNT, le nombre de salariés est passé d’environ 3 900 en 1999 à moins de 2 400 en 2009 », constate la CGT.

Cette situation sociale désastreuse contraste avec la santé financière de TDF, qualifiée de « machine à cash » par des journaux financiers. L’entreprise reste « très profitable » , affirment les analyses d’un cabinet d’expertise mandaté en septembre par le comité central d’entreprise. Un document confidentiel que Politis s’est procuré indique même un bénéfice d’exploitation en hausse de 11,3 % pour l’exercice 2008-2009 et un chiffre d’affaires qui progresse de 6,5 % (814 millions d’euros). Et, preuve que le groupe se porte vraiment bien, TDF s’est lancé depuis 2007 dans l’acquisition de filiales aux Pays-Bas, en Hongrie et en Allemagne, en s’offrant une belle prise en 2008, le géant Media Broadcast, « le plus grand prestataire allemand de services complets dans le domaine des médias et de la radiotélévision » , décrivent les dirigeants.

Or, depuis qu’un groupe d’investisseurs américain, anglais et français, dont la Caisse des dépôts, a mis la main sur TDF en 2002, les restructurations vont bon train. La direction du groupe a en effet lancé un vaste « projet de transformation » en invoquant officiellement la fin de la diffusion de la télévision analogique en France et le basculement vers le tout numérique, prévu fin 2011. La quasi-totalité des syndicats récusent ces transformations industrielles et dénoncent un plan « purement financier » , lié au rachat de TDF par une technique financière moins connue que les subprimes américains, mais qui fait des ravages dans l’économie française et porte le nom de Leverage buy out (LBO).
Ces derniers mois, TDF est devenue un cas emblématique des effets qu’entraîne un LBO sur une entreprise, au point de provoquer un tollé parmi des dizaines d’élus locaux et nationaux, la plupart de gauche. TDF est la proie d’un dispositif spéculatif qui permet d’acquérir des entreprises « par un endettement pouvant atteindre 75 à 80 %, voire plus, du coût de l’opération, dont la charge est imputée à la société cible et donc à ses salariés », expliquent des députés communistes qui ont déposé en 2007 une proposition de résolution demandant la création d’une commission d’enquête sur les méthodes d’acquisition d’entreprises en LBO. Les élus s’interrogent aussi sur l’objectif du plan intitulé « Cap numérique », qui « affecte principalement l’ensemble des implantations régionales de TDF », explique la députée socialiste de Moselle Aurélie Filippetti.

À Cesson-Sévigné (Ille-et-Vilaine), dans la banlieue rennaise, le site de TDF risque ainsi de perdre la moitié de ses salariés. « On estime que 70 postes pourraient être supprimés  [sur 140] : 50 définitivement et 20 dans le cadre de transferts vers d’autres sites » , détaille Serge Aussant, de la CGT. Lors d’un vœu au conseil municipal, les élus ont souligné que l’évolution « est inquiétante autant que surprenante, car TDF fait partie d’un ensemble de recherche et de développement industriel structurant et cohérent, auquel différentes collectivités territoriales concernées n’ont cessé d’apporter leur soutien par des investissements conséquents, directs, indirects ou universitaires, par exemple ».

Même son de cloche de la part des élus socialistes de la région Lorraine, car « 100 emplois seraient menacés sur le site de Metz, et seuls 50 seraient conservés pour la maintenance et l’ingénierie », s’inquiète notamment Jean-Yves Le Déaut, vice-président de la région Lorraine, dans une lettre adressée au Premier ministre, François Fillon. De son côté, l’intersyndicale des salariés du site de Metz dénonce « un abandon pur et simple des activités de développement dont ils avaient la charge et qui ont permis de moderniser TDF par la mise en place de nouveaux réseaux et services ».
Député de Saône-et-Loire, le socialiste Arnaud Montebourg renchérit sur « cette volonté de démantèlement des services publics, l’abandon des territoires et la discrimination à l’encontre des territoires ruraux [qui] affecteront principalement, et encore une fois, les familles aux revenus les plus modestes qui pourtant continueront d’acquitter la redevance audiovisuelle » . Il met en cause «  la restructuration actuellement engagée à travers le nouveau plan financier via un LBO ».
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Trois députés communistes, Marie-Hélène Amiable, Alain Bocquet et Jean-Pierre Brard ont écrit au président de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, Didier Migaud, pour lui rappeler que TDF est *« emblématique des conséquences de ces opérations financières »
liées aux LBO. « Le remboursement exorbitant de la dette contractée à l’achat par les actionnaires influe sur la stratégie industrielle de ce grand groupe ». Et ils préviennent : « L’ensemble de nos concitoyens et la puissance publique seront affectés par cette compression massive de personnel, ses activités relevant du service public ».

Véritable poule aux œufs d’or pour les fonds d’investissement, l’achat de TDF en 2002 a nécessité un montage financier de haute volée. Pas moins de 2 milliards d’euros ont été engagés dans un LBO, mais la holding Tower Participation SAS, regroupant trois gros fonds d’investissement (CharterHouse, CDC Entreprise, Caisse des dépôts), a pris le contrôle de TDF avec un apport de seulement… 300 millions d’euros, le reste étant financé par des emprunts bancaires remboursés par les excédents de l’entreprise. Les mêmes fonds, avec de nouveaux venus comme Texas Pacific Group, organisent en 2006 un second LBO et mettent en place une deuxième holding (Tyrol Acquisition SAS), dont le siège se trouve… au Luxembourg, un paradis fiscal. Montant de l’opération : 4,7 milliards d’euros, avec un endettement passant à environ 3,5 milliards d’euros.

Là encore, les excédents dégagés par l’entreprise remboursent la dette faramineuse, à hauteur de « 0,5 % du chiffre d’affaires » , soit près de 4 millions d’euros lors du dernier exercice, indique notre document confidentiel. Les fonds d’investissement gagnent gros dans cette affaire : « Le taux de rendement des capitaux investis en 2002 avoisine 80 % par an, relève la CGT. De plus, la holding qui se trouve en France  [Tower Participation SAS], étant endettée en permanence, ne supporte aucun impôt sur les bénéfices ! Celle faisant les profits se trouve au Luxembourg ! »

TDF est donc très rentable, mais au prix d’un montage hautement spéculatif et de la suppression d’un quart de son effectif en France. Et d’exigences plus fortes : « L’ensemble des actionnaires auraient demandé à la direction de l’entreprise de réaliser un plan d’économie sur les charges de personnel et les investissements de l’ordre de 80 millions d’euros afin de gonfler encore plus les dividendes qui leur sont remontés » , s’indigne l’intersyndicale des salariés TDF de Metz. « Il est temps qu’une commission d’enquête parlementaire éclaire la représentation nationale sur ces enjeux, à l’instar du Royaume-Uni, de l’Allemagne, des Pays-Bas, du Danemark, mais aussi des États-Unis et de l’Australie » , demandent les députés communistes. C’est 1,5 million d’emplois, soit près de 9 % des effectifs salariés du secteur privé, qui seraient concernés par les montages financiers en LBO, pour un chiffre d’affaires énorme, 200 milliards d’euros sur les 1 700 milliards d’euros du PIB national, précisent aussi ces députés.

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