Soixante ans de Siné-cure

À quatre-vingts ans,
Siné publie un recueil
de ses dessins et fête
la première année
de Siné Hebdo
avec un hors-série.

Marion Dumand  • 15 octobre 2009 abonné·es
Soixante ans de Siné-cure
© Siné, 60 ans de dessins, textes de François Forcadell et Stéphane Mazurier, 192 p., 30 euros. Un an… et toutes ses dents ! Siné hebdo, hors série n° 2, 96 pages, 8 euros.

Sabrez champagne et bon picrate. Siné Hebdo souffle sa première bougie, Siné-tout-court fête ses soixante ans de dessin. Ils nous convient à les feuilleter gaiement, l’un dans un hors-série « Un an… et toutes ses dents ! », l’autre avec un gros bouquin sobrement intitulé Siné, 60 ans de dessins. C’est une belle revanche que s’est taillée le crobardeur octogénaire, moult fois accusé, jugé, censuré. Voire viré de Charlie Hebdo. Depuis, les ventes de l’outsider n’ont cessé d’augmenter, passant même devant le concurrent.

Mais que cette dernière polémique ne cache pas la carrière de Robert Sinet, alias Siné. De la guerre d’Algérie à Mai 68, en passant par Coluche et la défense des sans-papiers, Bob a toujours été aux avant-postes de la rébellion, dans la vie et les feuilles de chou. Un homme en colère et en fou rire, qui ne mégote ni sur les amis ni sur le jazz. Qui, à tous, et depuis ses débuts, fait la même gueule. Quelques traits de plume dessinent gros nez, yeux chassieux, bouille ronde. L’accessoire seul importe : oreilles en pointe, cheveux longs, cigare, képi ou calotte suffisent à créer félin, nana, capitaliste goulu, militaire ou religieux obtus.

SA VIE, SON ŒUVRE…

Fait étrange, Siné a connu ses premiers succès en 1953 grâce à une campagne de pub RATP. Consensuelle ? Pas tant que ça. Pour preuve, l’une de ses affiches, « Si vous êtes pressé, prenez le métro » , montre un prisonnier s’engouffrant dans une bouche de métro, talonné par une hirondelle, sifflet à la bouche, tonfa à la main. La célébrité, jusque-là inégalée et planétaire, revient à ses Chats : « Chat kespeare » se plante une dague dans le ventre, « Chat s’est croisé » s’emmêle les pattes… Issus d’un dessin fait à une amie peintre, Leonor Fini, les Chats se sont vendus à plus d’un million d’exemplaires.

Sans ses premiers chat-lembours, peut-être Siné n’aurait-il jamais orné l’Express de ses célèbres paras, uniforme camouflage et parachute ouvert. En pleine guerre d’Algérie, les « para sites » s’accrochent au corps de Marianne, le « para doxal » porte un drapeau « vive la République ». Censurés, le « para llélépipède » est un cercueil tombant du ciel, le « para ss boulba » un danseur russe. Viennent plus tard les « CIA », « con » et autres « pape ». « IntelligenCIA » ? Un Roosevelt soulève de son crâne vide un chapeau-drapeau américain. Un « con cubain » ressemble fort à Castro tandis qu’un « pape ier hygiénique » s’assoit sur des toilettes, la Bible en guise d’essuie-fesses. Siné aime autant tripatouiller les mots, en chatouiller le poétique et l’argot, que croquer avec économie. Pour Lui, il invente et dessine une série de petits métiers. Le gentleman « drapeur de dignité » entoure une femme d’un tissu ; le curé « récompenseur de vertu » accroche médaille à une toison pubienne.

Siné n’est pas un simple dessinateur de presse. Le génie des unes (et des affiches) simples et percutantes, il l’a aussi bien imprimé depuis son ­passage à l’école du livre Estienne. On peut le voir à l’œuvre solo quand il est seul maître à bord de ses journaux ivres. Siné massacre, d’abord, est créé en décembre 1962, une fois la porte de l’Express claquée. Son premier numéro offre une couverture pas piquée des hannetons. Encadré de noir aux angles mous, « Mon général » a le menton triple et la bouche bien bée, prête à gober une bombe. Engendré en Mai 68, l’Enragé se moque du pékin qui, entonnoir en tête, se voit gavé de manchettes ( le Monde, l’Aurore, l’Humanité… ), les esgourdes inondées de croix gaullistes.
Quarante ans plus tard, Bob remet le couvert avec Siné Hebdo , qu’il ­illustre de sa bouille rubiconde, sourire franc et doigt dressé. Dans les trois cas, il va à la simplicité du trait et des couleurs. Et porte toute son attention à la lettrine, l’esprit dessin en plus. Épais et rouge, ­l’Enragé a un G tout en faucille et marteau, alors que les deux « hebdos » sont des vitres manquant voler en éclats. Derrière elles, on imagine très bien le garnement maintenant octogénaire, les poches pleines de cailloux, la plume entre les dents.

… ET SON CUL

Son cul ? Rendons à Siné ce qui lui revient, à savoir le titre de son autobiographie : Ma vie, mon œuvre, mon cul. C’est dire l’intérêt que porte le dessinateur à cette partie de l’anatomie, qu’elle soit sienne, belles fesses, ou injures bien senties.
Dans la plupart des canards, quand l’équipe regarde le journal avant l’impression, elle y guette la coquille, elle s’inquiète de la répartition des pubs, au pire, au mieux des photographies. À Siné Hebdo , ils comptent les anus. Une vidéo en témoigne. « Là, y en a quatre » , assène un compère. « Y a jamais assez de trous du cul » , lui rétorque Bob, qui a pourtant le sphincter sélectif. « À plusieurs reprises, une collaboration [avec Charlie Hebdo dans les années 1960] est envisagée, mais elle n’aboutit jamais, Siné reprochant au “journal bête et méchant” d’être trop scatologique et pas assez politique. » Ce sont ces deux hémisphères qu’il réunit pourtant dans le renaissant Charlie Hebdo , et en 1981 pour la campagne présidentielle de Coluche. Avec amour, il le croque, lunettes rondes, gros pif et salopette rayée, il lui bichonne des slogans : « Votez caca, boudin » , «  Je vote pisse au cul ». En adepte convaincu, Siné clame : « Contre les quatre grands, votez pour le petit gros. » Mais l’abandon sonne le glas, et la déception encolérée explose dans une chronique : « Mais qu’est-ce que j’ai dans ma grosse tête ? De la merde ? […] Pourtant, là, j’étais sûr de mon coup : cette fois, Coluche incarnait tous mes espoirs. […] “Jusqu’au bout, j’irai”, clamait-il ! J usqu’au bout de mon cul, ça oui ! Ah, l’étron ! » C’en est un bien fumant que Siné se colle d’ailleurs dans la boîte crânienne.

Mais les derrières ne sont pas que désespoir. Il y en a de bien galbés que Siné se plaît à lutiner, en couleur pour le magazine Lui, en noir et blanc dans Erotissiné. Là, un centaure profite de sa double queue, d’homme et de cheval, pour éperonner la bouche et le con d’une cavalière ; un fakir au vit dressé se repose sur sa planche à clous, pardon, à phallus ; un militaire rend l’hommage au drapeau, estampillé « honneur et patrie », que dresse au vent sa longue verge. Tous se retrouvent autour du cul : veuves éplorées, sacripants ­pervers, cul-de-jatte… Jusqu’au sien, que Siné dévoile partiellement, avant de nous faire face. À 80 balais, il pose crânement, une tête d’éléphant bleu en guise de cache-sexe. Avec feutre et lunettes de soleil, droit dans ses sandales d’Allemand, « le patron de Siné Hebdo à l’université du Medef » se moque de son ultime épopée. « Si d’aventure, un jour, un mec m’avait dit que je serais patron, il l’aurait reçu vite fait, son bourre-pif ! » Allez, happy birthday to you, Siné (hebdo), éparpillez-vous donc aux quat’coins de Paris, façon puzzle. Aux quat’coins de l’Hexagone, façon bombe.

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