Amazone urbaine

Ruppert et Mulot dessinent l’univers fantasmagorique
d’une jeune femme aimantée par la mort.

Marion Dumand  • 26 novembre 2009 abonné·es

Irène est sans visage. Un V pour seuls traits. Irène n’a pas de cheveux. Et c’est là le plus troublant. Une jeune fille en robe attend le métro, elle est chauve et appartient à « une association de soutien aux femmes atteintes du cancer du sein ». L’a-t-elle eu, l’a-t-elle encore, ou n’est-ce qu’un choix des codessinateurs (et coscénaristes) Ruppert et Mulot, qui stylisent toujours les visages ? Cette jeune femme de 24 ans attend le métro. On la jette sous la rame, et son corps en morceaux éclabousse les quais. Ou bien se projette-t-elle démembrée, fantasme inquiet, volonté suicidaire ?

Dès les premières pages, Irène et les clochards inquiète. Pourtant, la plume est légère, synthétique ; la narration, simple. La voix d’abord blanche d’Irène se teinte de colère, se charge d’angoisse. Elle qui s’est fait « enlever chirurgicalement un sein pour ressembler davantage à une amazone », elle qui fait mine de rien en famille, elle qui attend des résultats, n’a que trois désirs avant de mourir. En pleine séance de dédicace, c’est à Ruppert et Mulot qu’elle les soumet. Vœu n° 1 : réaliser un reportage en bande dessinée sur des clochards. Vœu n° 2 : être un personnage de fiction avec des super-pouvoirs. Et Vœu final : se suicider, dans la réalité et la fiction. Vrai ou faux, Ruppert et Mulot refusent. Vrai ou faux, ils seront malgré tout les « bonnes fées » d’Irène, à qui ils dédicacent ce livre.

Irène tue plutôt qu’elle ne meure. Elle tue les clochards décevants, les automobilistes obtus, ceux qui ne comprennent rien et lui demandent : « Vous vous êtes prise pour Kill Bill qui sort d’une chimio ? » Mais Irène ne meurt pas : quand elle saute de la fenêtre, c’est pour mieux s’envoler, à hauteur de gratte-ciel, ou se relever, indestructible, laissant une carcasse sur le trottoir. Ses pouvoirs sont décuplés par son désir pour Naïma puis par la fuite de celle-ci, et l’on ne sait plus s’ils sont la vie ou la mort décuplées. L’on sait par contre la tristesse, la torpeur qui l’assaillent. Elle marche dans la rue, et Ruppert et Mulot vident les cases de toute autre vie, si ce n’est celle d’un chien. Le chien égorge Irène, qui continue son chemin jusqu’à disparaître aussi. Une planche, deux, plusieurs se suivent. Rien, toujours rien, ou plutôt les images des suicides fictions, de cette mort en trompe-l’œil, qui nous reviennent, frappent plus profond. Ont-ils profité de la gouttière des cases, de notre incrédulité pour emporter Irène ? Les « bonnes fées » d’Irène ne réaliseront pas tous ses souhaits : la rue est une garce bien plus cruelle que toutes les sorcières réunies.

Culture
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