Braguette magique

Le dessinateur argentin Carlos Nine, qui publie Keko le magicien, crée
une atmosphère sensuelle, cruelle et surréaliste.

Marion Dumand  • 19 novembre 2009 abonné·es

Keko le magicien a la baguette et la braguette lestes. Parce qu’il maîtrise aussi mal l’une que ­l’autre, parce que l’inconscient et l’absurde règnent en maître, ce sont bouches goulues ou sein maternel qui sortent de son chapeau haut de forme. Argentin, le dessinateur Carlos Nine se situe à la croisée d’atmosphères hétéroclites. Tangos, films noirs, dessins animés, psychanalyse sauvage… Cette confluence se trouvait déjà dans Saubon, le canard qui aimait les poules, qui reçut en 2001 le prix Angoulême du meilleur album étranger. Du bandoneon pantelant au cabaret glauque, du Chapelier d’Alice aux pin-up de carton, Keko le magicien puise aux mêmes sources. Mais une autre s’y travestit : la jeunesse de Nine. « Keko est une métaphore, fatale et nécessaire, pour s’aventurer dans les ruelles équivoques du souvenir », prévient-il dans la préface.

Costume fin de siècle – le XIXe s’entend – et visage fatigué, Keko n’en a pas moins l’insouciance, voire l’égoïsme, d’un garçon. Et sa libido galopante. Nulle figure maternelle ne parvient à la contenir, ni le trio de tantes totémiques, ni même Dame Téton, cette ronde mamelle parlante qui apparaît pour la première fois dans le chapitre Freudian Blue.
Tout-puissant, à moins d’avoir les ongles sales, le magicien est entouré de splendides femelles. Filles perdues, saintes nouvelles ou… vaches-objets, elles partagent une taille gracile et une poitrine majestueuse. Keko les prend, les maltraite, les jalouse, et Nine rappelle en un tango dessiné le sort des beaux garçons trop convoités : le roi du cabaret hurle à l’amour incompris avant d’être balancé, mort, dans « la décharge des prétextes à tangos que personne ne chante plus » . Drôle et injurieux, le récit convoque aussi de fameux seconds rôles masculins : Dieu le père, triangle à sourcils et barbichette ; Gélatine, l’orphelin vicieux ; Oswaldo, l’ami porcin…

Keko le magicien a la grâce du délire. Le dessin aussi. Simple et sûr, le trait évoque parfois la légèreté d’un Moebius, les boucles florales ou les compositions verticales de l’art nouveau. Puis il bondit, virevolte, surprend un corps qui se projette, une masure baroque sur le point de s’écrouler, tout un univers de fantasmes prêt à s’évaporer ou s’envoler. Nine a d’ailleurs paré la version originale, en noir et blanc, de teintes fanées. Vives pourtant sont ces « ruelles équivoques du souvenir ».

Culture
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