« Je ne pensais pas voir l’an 2 000 »

Hugues Fischer, ancien coprésident d’Act Up-Paris, est séropositif depuis près de trente ans. Il raconte ici une vie de lutte contre la maladie et pour les droits des malades.

Olivier Doubre  • 26 novembre 2009 abonné·es

Un garçon plutôt réservé. Discret, même. Ancien coprésident d’Act Up-Paris en 2005, Hugues Fischer n’a jamais été une « grande gueule » parmi les militants de l’association de malades du sida considérée comme la plus turbulente de toutes les organisations françaises de lutte contre l’épidémie. Il est pourtant aujourd’hui le plus ancien de ses membres. Séropositif depuis 1982 ou 1983, il rejoint Act Up dès septembre 1989, soit moins de trois mois après l’entrée fracassante du groupe sur la scène publique, lors de la Gay Pride fin juin 1989. À une époque où l’on a l’habitude de « voir » les séropositifs dissimuler leur visage à la télévision, elle n’hésite pas à se présenter au grand jour comme une association « de malades du sida ». Au milieu de cette marche de la « fierté homosexuelle », Hugues assiste au « die-in » de la dizaine d’activistes qui interrompent le cortège coloré et joyeux en se couchant par terre, pour symboliser les morts du sida. Très organisés, disciplinés – ce sera une des marques de fabrique du groupe –, ils portent tous des tee-shirts noirs, signe de deuil, avec au centre un triangle rose, souvenir de la déportation des homosexuels dans les camps nazis, mais la pointe tournée vers le haut, signe de leur volonté d’agir. Ils reproduisent là les modes d’action de l’association américaine dont ils ne cachent pas s’inspirer, Act Up-New York, née en 1987, avec ce slogan décliné sur des badges et des tee-shirts toujours noirs : « Personne ne sait que je suis séropositif. » Rapidement, Act Up-Paris inventera elle-même ses propres slogans dans la langue de Molière, dont l’un des plus emblématiques est sans doute : « Sida, on meurt… L’indifférence demeure ! »

En 1989, Hugues Fischer se sait séropositif depuis plusieurs années mais il n’a jusqu’alors pas eu envie de s’engager dans les associations actives à l’époque sur le terrain du sida. Il est investi dans le militantisme homosexuel classique, dans une petite association, les Gais pour les libertés (GPL), et travaille en son sein sur un projet de « partenariat civil » ouvert aux couples de même sexe qui, dix ans et quelques versions remaniées plus tard, finira par aboutir sous le nom de Pacs.
Mais, si Hugues n’a pas envie alors de ­rejoindre Aides ou Vaincre le sida, c’est peut-être aussi parce qu’il a, deux ans plus tôt, perdu son compagnon, mort d’une toxoplasmose, une de ces infections opportunistes qui déciment les malades du sida, privés de toute défense immunitaire par ce virus d’un nouveau type. Né en 1956, il se demande alors, bien qu’il soit à peu près en bonne santé, s’il atteindra l’âge de 40 ans, et s’inquiète de ne pas voir l’an 2000.

« Je vivais avec Marc depuis 1983 et, en décembre 1986, il entre à l’hôpital Claude-Bernard. Là, je vais voir les derniers mois où il n’existe encore aucun traitement. Puis, au cours de l’année 1987, l’arrivée de l’AZT. Marc est l’un des premiers malades à entrer dans le protocole de ses essais cliniques. C’était l’horreur : il devait en prendre toutes les quatre heures, jour et nuit, à des doses énormes, puisqu’on sait aujourd’hui combien les traitements ont été surdosés au départ. Je me souviens, je lui avais fabriqué un réveille-matin qui sonnait invariablement toutes les quatre heures… » Pourtant, malgré ce tout nouveau traitement, l’état de santé de Marc décline de plus en plus. Et, un matin, il ne parvient plus à sortir de son lit ; il devient peu à peu hémiplégique. Les visites à l’hôpital sont de plus en plus éprouvantes. Peu après, brûlant de fièvre, presque inconscient, il est placé sous une tente à oxygène. Il décède en septembre 1987. « Dans les années 1980, ce qu’on connaît du sida, c’est uniquement la fin de vie. On sait aujourd’hui que, pour arriver au stade sida, il faut environ une dizaine d’années. Or, les dates correspondent : Marc était allé travailler vers 1976 à New York, où il avait connu toute la vie gay des années 1970… »

À la rentrée 1989, Didier Lestrade, l’un des fondateurs d’Act Up-Paris [[Les trois fondateurs de l’association sont Luc Coulavin, Pascal Loubet et Didier Lestrade, président de 1989 à 1992.
Ce dernier a raconté les dix premières années du groupe : Act Up, une histoire, Denoël, 2000.]], contacte les GPL pour leur demander si la toute jeune association pourrait utiliser leur local pour ses réunions hebdomadaires. Hugues assiste ainsi presque par hasard aux premières ­réunions d’Act Up. Il est immédiatement séduit par l’ambiance et, surtout, le discours de la petite vingtaine de participants. « Je me suis tout de suite dit : “C’est là où il faut être !” Ça allait de soi. Jusque-là, comme tout le monde, je cachais plutôt ma séropositivité ; là, c’était la première fois qu’on pouvait se parler, entre séropos, de nos problèmes de séropos ! Et puis, ce qui était vraiment extraordinaire, c’est qu’on inventait Act Up collectivement, évidemment sous la houlette de ceux (comme Didier Lestrade ou Pascal Loubet) qui avaient été à New York. »

Très vite, le nombre d’adhésions augmente, à tel point que la belle salle de réunion des GPL est déjà exiguë avant la fin de l’année. Une fin 1989 où Act Up défraye la chronique et s’impose en bousculant le milieu associatif sida. Le 1er décembre avait été institué Journée mondiale contre le sida par l’ONU en 1988. À Paris, au lieu des colloques policés et des discours plein de compassion qui avaient ponctué cette journée l’année précédente, Act Up organise une manifestation où ses militants s’allongent sur les pavés parisiens, avec auparavant plusieurs « zaps » (ces actions sans violence physique mais spectaculaires), dont l’un vise notamment le ministère de la Recherche (pour revendiquer l’urgence) et l’autre l’Église catholique, pour son refus du préservatif. Les trois principaux slogans sont « Action = Vie », « Silence = Mort » et « Colère = Action ». D’un coup, Act Up fait les gros titres et l’ouverture des journaux télévisés, avec ses militants enchaînés aux portes du ministère.
Surtout, la nouveauté est que les membres de l’association s’affichent ouvertement comme séropositifs et homosexuels, alors que, jusqu’ici, les associations de lutte contre la maladie, Aides en tête, la plus importante d’entre elles, ont toujours voulu éviter le rapprochement entre sida et homosexualité, au nom du risque de stigmatisation. Hugues souligne d’ailleurs cette différence fondamentale : « Nous sommes d’emblée une association politique de séropos qui prennent la parole à la première personne, issue de la communauté homosexuelle, et qui a un discours sur le sida différent des autres associations, trop souvent dans une forme de collusion avec le pouvoir. »

Toute la première moitié des années 1990, la visibilité d’Act Up dans les médias est très importante. Mais le travail de l’association ne se limite pas à des actions spectaculaires. Les militants travaillent beaucoup à comprendre la maladie elle-même, et, dès 1990, se crée la « commission médicale », où ils vont peu à peu acquérir une expertise du virus, de son mode de propagation et notamment de ses effets sur le système immunitaire. Très occupé par son travail d’ingénieur du son, Hugues Fischer n’est pas encore investi dans cette activité. « Mais la grande affaire à l’époque, pour les malades et donc pour Act Up, c’est comment éviter les maladies opportunistes. Pendant ces années-là, j’allais tous les quinze jours à l’hôpital faire des aérosols pour éviter la pneumocystose… »

Si, de l’extérieur, les années de 1991 à 1995 sont celles des grandes actions d’éclat d’Act Up avec, en premier lieu, l’immense capote rose sur l’obélisque de la place de la Concorde, dont l’image fera le tour du monde et notamment la une du New York Times, c’est en fait la période la plus dure pour ses militants, avec de nombreux décès suivant des mois d’agonie, comme c’est le cas de l’une des figures marquantes de l’association, Cleews Vellay, président entre 1992 et 1993. Des années si difficiles qu’en 1992 Act Up organise une terrible « Journée du désespoir »… Mais aussi, moins connue du grand public, la « plus belle réussite d’Act Up » (Didier Lestrade) est la création d’un groupe interassociatif d’expertise médicale au nom étrange, le TRT-5, qui devient rapidement incontournable pour les pouvoirs publics, les laboratoires pharmaceutiques et les instances médicales. Il regroupe les cinq principales associations de lutte contre le sida, dont Aides et Arcat-Sida, et va jouer un rôle central au moment de l’arrivée des trithérapies, lorsque les laboratoires tentent de limiter le nombre de malades admis dans les essais cliniques de ces traitements nouveaux.

À la veille de ce changement crucial, Hugues Fischer commence à voir sa santé se dégrader : il entame en 1993 une monothérapie à l’AZT qui provoque chez lui des crises d’anémie. Un matin, il s’aperçoit qu’il ne peut plus monter les escaliers de la station de métro près de chez lui. « Avant l’arrivée des trithérapies, il ne me reste qu’une trentaine de T 4 [protéines du sang dont le rôle est central dans le fonctionnement du système immunitaire, NDLR]. La plupart des gens sont mal à l’époque. On peut dire que les traitements sont vraiment arrivés à temps, et on a dû se battre pour accélérer le début des essais et élargir leur accès à beaucoup plus de malades que ne le souhaitaient les labos. » Act Up vote en effet la priorité absolue au thérapeutique, et c’est l’époque de la création des outils d’ ­em­powerment des séropositifs (c’est-à-dire de leur prise de pouvoir sur tout ce qui concerne leur santé), bien résumé par le slogan « Information = Pouvoir ».

Hugues s’investit alors énormément dans ce chantier : « Je voulais savoir. Il nous fallait travailler sur le médical et comprendre les effets du virus et ceux des traitements. Parallèlement, je me retrouve dans l’essai de la première molécule, qui sera commercialisée sous le nom de Ritonavir. Et puis, en 1996, je décide de commencer ma première trithérapie. Je me rappelle très bien, j’avais peur des effets secondaires, mais je devais y aller. J’ai commencé le 1er mai 1996 : 6 gélules par jour de Ritonavir, 2 de D4T, qui venaient s’ajouter au Videx (de la ddI), ces gros cachets dégueus à diluer. Au total, une quinzaine par jour… » Les effets secondaires se font rapidement sentir, avec de fortes neuropathies qui lui provoquent des douleurs insupportables aux pieds. Il change alors de formule de trithérapie, remplaçant au bout de six mois le D4T par l’Indinavir. « Je vais alors en prendre pendant neuf ans ! Mais, d’un coup, après être descendu à une trentaine de T 4, c’était comme une résurrection, malgré quelques effets secondaires ponctuels. Je me remets à faire du sport et à sortir, je retrouve une libido, alors que j’avais quasiment arrêté de baiser depuis un long moment. Je me rends compte alors ­qu’entre 1993 et 1995, j’étais presque un zombie ! Entre mai 1996 et juin 1997, j’ai peu à peu eu l’impression de revivre. La trithérapie, c’est le miracle ! Et en juin 1997, à la Gay Pride, je rencontre Serge, avec qui je vis toujours aujourd’hui ! »

Hugues estime néanmoins qu’il a la chance d’avoir, comme le lui a dit un jour son médecin, un « virus gentil » , c’est-à-dire sur lequel les traitements fonctionnent. Quand il regarde en arrière, Hugues a la certitude que la lutte contre le sida et en particulier l’action d’Act Up ont été extrêmement bénéfiques : « La lutte contre le sida n’a pas changé les laboratoires pharmaceutiques, dont la logique reste du capitalisme à l’état pur. Mais elle a créé un rapport de force avec eux : on peut leur mettre la pression, pour qu’ils prennent en compte les besoins des malades. Quant aux pouvoirs publics, on a réussi à devenir des interlocuteurs incontournables. L’immense différence est qu’au début d’Act Up on devait entrer par la ­fenêtre, aujourd’hui, ils nous appellent pour une réunion avant de prendre une décision ! C’est ça aussi, l’ empowerment des séropos… » Pour autant, tout n’est pas réglé. Son engagement au sein d’Act Up-Paris n’a donc pas varié. «  Quand je vois les discriminations et la stigmatisation des séropos qui se poursuivent, la précarité qui les frappe, le problème chronique de leur employabilité, toutes ces questions sociales nécessitent qu’on continue à se battre. Et puis, en matière de prévention, il y a encore tant à faire ! » Si, comme l’association le rappelle dans toutes ses publications, « au début d’Act Up était la colère », celle d’Hugues Fischer est intacte. Et il est vivant.

Publié dans le dossier
Hugues Fischer, mes 30 ans de sida
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