La fabrique des images

Dans la multiplicité des hommages à Fellini, le Jeu de paume, à Paris, propose une exploration de l’univers du cinéaste, livrant les clés d’une imagination foisonnante.

Jean-Claude Renard  • 5 novembre 2009 abonné·es

Les repères d’abord, mosaïque de tiraillements et bourdonnement de genres, miroir d’une pensée toujours en mouvement. Né en 1920, à Rimini, Fellini grandit dans les pas du fascisme. Croqueur au fusain amusé, à 19 ans, installé à Rome, il dessine, caricature, rédige quelques articles. Il écrit des scénarios, des sketches pour la radio. Quand la cité éternelle est libérée, la période se veut néoréaliste. Rencontre de Rossellini et collaboration à Rome, ville ouverte , puis à Paisà. Une entame derrière la caméra avec Alberto Lattuada pour les Feux du music-hall (1950). C’est assez déjà pour caresser seul sa bosse. Fellini réalise le Cheik blanc, puis la Strada (1954). C’est assez aussi pour prendre en pleine poire l’étiquette de cinéaste catholique.

Balle peau quand le même Fellini resurgit, en 1960, avec la Dolce Vita. L’Église s’insurge. Elle n’a pas tort, il n’y a rien de très catholique dans ce portrait d’une société riche, hédoniste, effeuillant les femmes jolies. La société du spectacle ricane, et le ver est dans le papier glacé. Surtout, Fellini casse les codes de la structure narrative classique. Avec Huit et demi (1963), il enfonce le clou. Le film est dans le film. Avec ses interrogations sur la création, l’image et ses franges au coin du réel. Ce qui vient, va, vogue, accoste. S’accroche à la pellicule. E la nave va… Partant, Fellini « devient l’un des sujets récurrents de son cinéma, observe Sam Stourdzé, commissaire de l’exposition présentée au musée du Jeu de paume, à Paris, un méta-cinéma qui n’est pas étranger à la construction du mythe fellinien ».

L’expo revient précisément sur ce mythe. À grands coups d’images. En piquant dans le lard du sujet et ses bas-côtés. En trois tranches : les images inspiratrices, rêvées et fabriquées. Soit un laboratoire intime, décliné entre fascination et obsession. Le music-hall, prémices aux exagérations, les comics et le roman-photo en fond de musette, le cirque, terrain des illusions, la publicité, laissant libre cours aux tentations sensuelles, les monstres marins, propices à l’imaginaire, la parade, ecclésiastique, grotesque et musicale, sinon rien. Exposition (trop) foisonnante (qui s’adresserait davantage aux initiés). Archives photographiques (en tournages, où l’on distingue parfois Antonioni et Pasolini), extraits de films, affiches originales, dessins préparatoires, films amateurs, coupures et couvertures de magazine, album de presse de la Dolce Vita, arête centrale de l’exposition taquinant les sources du processus créatif. Parmi lesquelles, à l’évidence, la femme occupe un rôle essentiel. Croupes saillantes toujours, fesses en gouttes d’huile, poitrines volumineuses. Du branche gourdin pur jus. À l’orée des années 1960, le psychanalyste de Fellini lui recommandait de basculer ses rêves sur le papier. Exécution. Au crayon, le cinéaste colore un journal de nuit. Fin et grossier à la fois. Trente ans comme ça. Ce qui deviendra le Livre des rêves, concentré prodigieux de l’intime, courant tout du long de l’exposition (tandis que l’ouvrage en mériterait une à lui seul).

Du dessin à la réalisation, reste une constante : le souvenir, moteur de l’œuvre. Certes prédomine l’image, dans toutes ses formes et sens. Mais, précisément, l’image se déplace au gré du souvenir. Piquée ainsi dans un fait divers, et qui revient en pellicule (le strip-tease d’une bimbo dans une boîte de nuit ou le déplacement d’un Christ en hélicoptère au-dessus de Rome, deux réalités sous presse réapparaissant plus tard dans la Dolce Vita) . L’image, sous le joug d’une poétique de l’onirisme, est surtout un négoce avec la mémoire, ce cinéma de Fellini. Qui enregistre, conserve, feu de tout bois, fabrique la réalité, réinvente sa mémoire. Rebonds de réminiscences. Ainsi, I Vitelloni, film curieusement absent de l’exposition, qui pourtant pose les rails de l’œuvre en gestation. Ainsi, Amarcord (signifiant « Je me souviens » en patois romagnol), bien peu évoqué, et néanmoins au cœur du dispositif fellinien (jusque dans la chronologie des films), magistral, désignant la mémoire comme lieu de visions, d’apparitions, de sensations, composantes proustiennes du souvenir, avec tonalités, couleurs et émotions. Soit le saillant du souvenir. Nombriliste et universel. Comme en témoigne l’édition d’un coffret DVD, Fellini au travail, somme dantesque, comprenant plus de sept heures de documents : journal d’ Amarcord et de Casanova , entretiens, bloc-notes filmé avec Mastroianni, portrait signé par André Delvaux, publicités et divers inédits autour de la Dolce Vita et Huit et demi . La matière est dense. Au diapason de l’œuvre.

Culture
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