Le dernier combat collectif

Pour l’historien François Cusset, le supportérisme s’est substitué aux appartenances religieuses et politiques. Le sport apparaissant comme la grande cause rassembleuse de notre époque.

Jean-Claude Renard  • 12 novembre 2009 abonné·es

Les spontanés, les érudits, les organisés, les calmes, les violents. Tous supporters. Les uns, glacière ouverte sur le bord des routes. Les autres, en rangs serrés, dressés comme un seul homme, d’autres encore alignés en bataille. C’est surtout à ceux-là qu’on songe dès que l’on parle de supporters dans les médias, défrayant ponctuellement la chronique. Des minoritaires excessifs au creux d’une vague humaine. Mais agressifs ou simplement passionnés, les supporters font nombre. En transe d’expression. Le supportérisme a pris la valeur d’un totémisme de substitution, dans une société dépourvue de sacré. Il donne volontiers l’impression d’une identité glanée, ramassée, créée au rabais, méconnue, niée des intellectuels, de la culture. L’invention d’une identité ­pauvrissime. Entre fanions, fumigènes et banderoles. Pour une couleur, un club, un territoire. Non sans hasard.

« Il n’y a plus d’appartenance politique, ni filiation, ni grands mouvements, non plus la chaleur organique des foules sociales d’hier, le supportérisme dès lors serait comme leur résidu grossier dans une époque commerciale désenchantée, observe François Cusset [[Auteur de French Theory, éd. La Découverte (2003) ;
la Décennie : le grand cauchemar des années 1980,
éd. La Découverte (2006) et Contre-discours de Mai.
Ce qu’embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers, éd. Actes Sud (2008).]], historien des idées, professeur à l’université de Nanterre-Paris-X. *D’où ce caractère de sauvagerie, de camaraderie tribale, ce lien latéral où l’on peut faire ce qu’on veut ensemble, et en même temps cette organisation disciplinaire et le fétichisme hystérique de l’objet (l’équipe supportée), qui rappelle le nationalisme inconditionnel des grandes formations politiques d’autrefois. De ce point de vue, les groupes de supporters tiennent à la fois des syndicats de gauche combattants et des Chemises noires. »
*

Fondamentalement, ce qui motive le supporter serait donc le brassage du collectif, doublé d’une espèce d’appartenance. Un substitut du politique à l’état sauvage, plus que du religieux lui-même. Sachant que l’hystérie et le jusqu’au-boutisme ne sont pas propres à la religion. « Il y a là un plaisir organique, régressif, chaleureux dans l’appartenance à un groupe, et un versant belliqueux par l’orientation du groupe vers un but absolu. Cette transe collective a toujours rendu service au pouvoir, poursuit François Cusset, en détournant de lui les énergies protestataires, à plus forte raison à une époque où les formes de participation collective, entre Internet et citoyenneté européenne, sont froides, sinon réfrigérantes. »

Assurément, Internet et Facebook ont créé une citoyenneté rationnelle désincarnée. Le supportérisme, c’est le contraire. Il propose du contact à l’état brut. « Un contact quasi amoureux entre supporters, tout le monde jouissant ensemble du même objet, de la même transgression, du même contact guerrier. » Un contact physique qui répond à un besoin fondamentalement physique. « Tous ensemble ! Tous ensemble ! » , crie-t-on dans les gradins ou sur le macadam. Ce n’est pas nouveau si l’on songe au fascisme dans ­l’entre-deux-guerres. « Ce qui est nouveau, précise François Cusset, c’est que les supporters occupent seuls la rue. Il n’y a presque qu’eux. La manifestation cégétiste à heure fixe n’excite plus personne. Les supporters, eux, se réapproprient la rue, dans un élan jouissif radical, même quand ils y sont poussés par l’alcool et le pire des racismes. Dans une certaine mesure, les organisations qui ont un intérêt direct dans ces rassemblements, disons les clubs et les sponsors qui se frottent les mains, ne sont pas à l’origine du phénomène, mais ce besoin des foules de communier ensemble dans la haine et le narcissisme collectif les arrange bien. »

À vrai dire, chaque époque a les foules qu’elle mérite. Fut un temps, elles étaient réunies par un discours dogmatique, une idéologie, un rituel politique de mobilisation. « Ce discours désormais refroidi et démonétisé, déréalisé par les médias, il reste ce genre de rassemblement à l’état brut, sans réel contenu. » Qu’on se souvienne : « J’entretiens onze imbéciles pour en calmer huit cents qui n’attendent qu’une occasion pour s’agiter », déclarait Jean Bouise, notable président d’un club de foot fictif, Trincamp, et patron de la plus grosse entreprise locale, dans le film de Jean-Jacques Annaud, Coup de tête, tourné en 1979.

À ce titre, les récents débordements sur le Vieux-Port, à Marseille, parce que le match opposant les Phocéens aux joueurs du Paris-Saint-Germain, a été annulé au dernier moment pour cause de grippe, est exemplaire. C’est comme si l’on avait annulé les combats de gladiateurs aux Romains pour cause de malaria. Ça ne se fait pas.
Le supportérisme serait donc la dernière chose qui réunisse, y compris derrière un écran, puisque ce n’est plus ni l’enthousiasme politique, a fortiori révolutionnaire, ni l’enthousiasme religieux (en France pour le moins) qui rassemblent. En somme, un mouvement par défaut. Une catharsis. Dernier combat des nouvelles tribus. Une catharsis d’autant plus inoffensive qu’elle est tournée, orientée vers un contenu dénué de sens politique.

Publié dans le dossier
La tribu des supporters
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