Quand l’émotion entre en jeu

Sociologue, chercheur à l’Institut national du sport et de l’éducation physique (Insep), Patrick Mignon décrit les évolutions d’un phénomène lié à une histoire sociale et géographique.

Jean-Claude Renard  • 12 novembre 2009 abonné·es

Politis : Chez un supporter, quels sont les mécanismes qui agissent, consciemment ou inconsciemment ?

Patrick Mignon : Si l’on s’intéresse au football, on éprouve une intensification de l’émotion en s’identifiant à un club plus qu’à un autre. Dans l’ensemble, l’attachement passe par des circuits multiples. Quand une équipe bretonne vient jouer à Paris, on va naturellement la suivre si l’on est d’origine bretonne. Dans les années 1950, quand le Racing Club de Paris recevait, les supporters parisiens étaient souvent minoritaires au stade. Lors des matchs entre le Racing et Reims, le stade était rémois. Toutes les équipes visiteuses avaient le soutien du public. C’était un peu la revanche contre la ville dans laquelle on avait débarqué pour des raisons économiques. Ç’a été aussi le cas du PSG au début des années 1970. Le rapport dans les gradins s’est inversé à la génération suivante, quand les supporters ont eu leurs racines à Paris ou en banlieue. Dans cet attachement, les questions d’identité sont liées aux trajectoires personnelles des individus, géographiques ou sociales.

Quelle est la part de nostalgie ?

Le supportérisme agit comme une recréation du « comment c’était avant », où l’on connaissait les joueurs, où il n’y avait pas de fossé entre le club et l’environnement, où régnait une convivialité spontanée. On se reconstruit ainsi un passé à travers le foot. Entre en jeu aussi la façon dont on a découvert le sport. Qui m’a emmené au stade pour la première fois ? Comment ai-je choisi mon club ?

En tout cas, il semble qu’on n’aille plus au stade comme avant…

La France n’a pas connu de graves problèmes de violences, comme en Angleterre ou en Italie, mais le supportérisme a pris une autre dimension quand la France a basculé vers un autre type de société. La période clé est celle des années 1980. La France est devenue un pays urbain. Ce qui signifie, par ­exemple, que les Parisiens sont des fils de Parisiens ou de banlieusards. D’autre part, la France perd progressivement sa caractéristique principale : les identités collectives étaient jusque-là fondées sur des engagements idéologiques forts. Comme être gaulliste ou communiste, succédant à être laïque ou clérical. Les médias émergent, avec le développement des radios libres et des chaînes privées. C’est aussi le moment de l’investissement des médias dans le sport comme vecteur de développement, surtout dans le foot, un sport qui draine beaucoup de monde, qui fait parler. Dans ces mêmes années, on ­découvre les problèmes des banlieues, leurs revendications ; parallèlement, c’est l’essor du Front national. Tout ce bouillon de culture trouve dans le foot des applications ou des issues. Le Parc des princes possède alors son virage Boulogne, marqué par une frange radicale de droite. On se revendique d’un territoire urbain. Être marseillais ou parisien. Enfin, s’ajoute la décentralisation. Les grandes villes s’affichent sur la carte par le sport et travaillent à créer une identité locale. Tout cela concourt à donner au foot une importance nouvelle.

Le public n’est plus le même, on voit beaucoup de cols blancs au stade…

Il est difficile de connaître le public. Cependant, on peut affirmer qu’il est représentatif de la structure sociale de la ville. En retirant deux extrêmes : les trop pauvres et les très riches, riches en diplômes, surtout. Si une ville comme Lens, réputée pour son bassin minier, n’a plus de mineurs en tribune, elle s’est construite un public par la mobilisation de classes moyennes censées porter la nouvelle image d’une région en difficulté mais capable de dynamisme.

Le racisme est-il nouveau ?

Contrairement à ­d’autres pays, le foot français a toujours été « coloré ». Les Anglais n’ont pas eu de joueurs noirs avant la fin des années 1970, en club ou en équipe nationale. En France, Larbi Benbarek, d’origine marocaine, joueur à Casablanca d’abord, à l’Olympique de Marseille ensuite, sélectionné en équipe de France dès 1938 et seize ans durant, est l’un des premiers joueurs de renom dans l’Hexagone, baptisé « la perle noire ». Mais dans l’ensemble, je pense que lorsqu’un joueur noir ou arabe avait le ballon et n’était pas dans votre camp, il essuyait déjà des insultes. Et quand il était avec vous, il était le meilleur. Plus tard, avec la radicalisation du supportérisme, on a vu une intention systématique d’attaques raciales. Mais cette expression ne concerne qu’une frange très limitée, à l’image de la société. Avec cette différence : le foot exacerbe. Et au lieu d’avoir un type qui se présente au suffrage universel à certaines dates, avec le foot, on a un match toutes les semaines.

Le supportérisme est-il différent ­entre un club et l’équipe nationale ?

Le supportérisme dans les clubs est saisonnier, ça joue toutes les semaines, huit mois sur douze. C’est un élément de sociabilité fort parce que la solidarité entre gens qui se rencontrent régulièrement crée une sorte d’obligation. Avec l’équipe de France, c’est plus compliqué. On s’y rend de temps en temps. Le supporter n’émane pas de la base mais est attiré par les sponsors. D’autre part, l’équipe est faite de partout en Europe. Ce sont de grands joueurs, mais abstraits, inaccessibles. Du coup, le report sur les joueurs ne se fait pas, ou moins bien.

Publié dans le dossier
La tribu des supporters
Temps de lecture : 5 minutes