Ce que nos prénoms disent de nous

Lexicographes, Chantal Tanet et Tristan Hordé publient une nouvelle édition de leur « Dictionnaire des prénoms ». À lire comme une histoire sociale d’hier à aujourd’hui.

Jean-Claude Renard  • 3 décembre 2009 abonné·es

Politis : Votre dictionnaire présente 7 500 prénoms portés de l’Antiquité à nos jours. Chaque article livre l’étymologie du prénom ainsi que ses variantes françaises et étrangères, ses formes composées, une histoire évoquant un saint, un personnage biblique, mythologique ou historique. Quelles sont vos méthodes de travail ?

Chantal Tanet et Tristan Hordé : Nous les avons acquises au fil des années, en travaillant notamment avec Alain Rey, pour la rédaction du Dictionnaire historique de la langue française. Nous avons plusieurs matériaux. Les statistiques de l’Insee permettent de relever et de choisir les prénoms et leurs différentes formes, mais aussi de suivre très exactement leur usage depuis plus d’un siècle.
Pour l’étymologie, nous disposons de toute une série de dictionnaires spécialisés : latin, grec, arabe, anglais, allemand. À l’aide des dictionnaires de prénoms de différents pays, nous pouvons repérer la diffusion d’un prénom en Europe. La rubrique historique de chaque article exige une certaine connaissance de l’Ancien et du Nouveau Testament, de l’histoire de l’Église et des mythologies européennes. D’excellents ouvrages existent dans ces différents domaines, et nous faisons des synthèses.
Côté célébrités, nous consultons des histoires du cinéma, de la chanson, des inventeurs, de la littérature, des feuilletons télévisés, et bien sûr les rubriques people sur Internet, en essayant de retenir des noms qui ­« parlent » aux lecteurs d’aujourd’hui.

Observe-t-on une évolution dans le choix des prénoms ?

C’est certain. Jusqu’aux années 1950, il y a bien des emprunts à des langues étrangères, et notamment à l’anglais, comme c’est le cas depuis le XVIIIe siècle, mais le choix des prénoms reste relativement traditionnel. Le stock ancien domine, avec pour les filles Marie et Jeanne en tête entre 1900 et 1930, Monique entre 1930 et 1950. Pour les hommes : Jean et André entre 1910 et 1940, Michel prenant la suite jusqu’en 1960. Ça bouge, mais très lentement quand on examine les dix premiers prénoms pendant un siècle. À partir des années 1950, l’influence américaine devient nette. La suprématie économique des États-Unis fait qu’ils sont copiés dans tous les domaines, y compris dans le choix des prénoms. Toujours dans ces années 1950, on note l’apparition de prénoms arabes, liée à la première importante immigration maghrébine. Autre cause de changement : après les années 1970, la reconnaissance des langues minoritaires a favorisé l’emploi de prénoms, souvent très anciens, longtemps dévalorisés parce qu’ils étaient liés à une culture écartée. Le breton a ainsi été le gros pourvoyeur de nouveautés avec les Gwenaël et autres Nolwenn .

Quelle est l’évolution des comportements dans les années 1980 ?

Elles voient se développer le contrôle des naissances et le recours systématique à l’échographie. Ce sont deux transformations sociales qui ont une influence sur le choix des prénoms : les parents peuvent prendre le temps pour se décider, fantasmer sur le choix du prénom. Parallèlement, le modèle américain s’est imposé. Les prénoms entrent dans les familles par le cinéma, et surtout par les séries télé. Ils sont très rapidement assimilés, au point qu’il leur arrive de changer de sexe, Leslie se portant ainsi parfois au masculin, ou de graphie : Sandy s’écrit aussi Sandye et Sandie . Il n’y a jamais eu aux États-Unis de pression de l’Église ou des différents États pour imposer un ensemble de prénoms. On peut alors en inventer. Cette pratique est adoptée en France depuis les années 1990, et des créations de toutes pièces apparaissent, comme Léane ou Lilou . Parallèlement, on observe des emprunts à des langues européennes, et notamment à l’italien ( Carla, Enzo ) et l’espagnol ( Inès, Pablo ). Il y a dans plusieurs domaines un retour au passé : on sait le succès des recherches généalogiques et des romans historiques. En même temps, le choix du prénom rompt avec la lignée familiale. Pendant des générations, on donnait au nouveau-né le prénom de la grand-mère ou du grand-père du côté paternel ou maternel. Aujourd’hui, prénommer, c’est distinguer. Les effets de la mondialisation, le fait que chacun se sente perdu dans une société qui ne favorise que l’exception poussent à se singulariser. Cependant, personne n’échappe aux modèles de son milieu social et aux critères de mode qui y sont attachés : on ne prénommera pas Jessica ou Calvin dans la grande bourgeoisie, et un prénom rare n’est pas pour autant original. Le choix de Léa ou de Théo , novateur en 1980, est devenu conformiste en 2009. Dans tous les cas, tout le monde se croit original, et ne l’est pas !

Cette recherche d’originalité explique-t-elle la multiplication des graphies ?

Sans aucun doute. D’autant que, depuis 1993, la législation autorise le libre choix du prénom. Les graphies d’un même prénom se sont alors multipliées, les audaces orthographiques distinguant un enfant d’un autre. On dénombre ainsi une trentaine de manières d’écrire Christelle , et pas loin d’une vingtaine pour Tiphaine ou sa forme anglaise, Tiffany !

Existe-t-il des surprises dans l’étymologie ?

Très souvent. Un prénom comme Denis, par exemple, a eu une vie particulière. Il vient par transformation orale d’un nom masculin latin emprunté au grec Dionusios , lui-même dérivé de Dionusos , repris en français « Dionysos ». On disait aussi Bacchus en latin. Dieu de la vigne et du vin, Dionysos est fils de Zeus et d’une mortelle, Sémélé, qui mourut au sixième mois de sa grossesse, foudroyée d’avoir vu son amant. Hermès arracha l’enfant des entrailles de sa mère et le cousit dans la cuisse de Zeus. C’est de là que vient l’expression «  être né de la cuisse de Jupiter »…
Mais ce n’est pas fini. La renommée de saint Denis, de Paris, au Moyen Âge, a fait circuler le prénom dans le monde chrétien, et notamment dans les pays de langue anglaise. La frontière est franchie, et la prononciation d’un mot est modifiée : saint Denis , dit à l’anglaise, s’est progressivement transformé en Sydney . Et le français a emprunté en retour ce prénom, en oubliant ses origines !

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