Le droit d’être là

Dans une démarche relevant de « l’interactionnisme »,
la socio-anthropologue
Marie-Thérèse Têtu-Delage a accompagné une soixantaine de migrants algériens dans leur quête de papiers français.

Olivier Doubre  • 10 décembre 2009 abonné·es
Le droit d’être là

Bled el kouarat : le « pays des papiers », en arabe. C’est ainsi que les sans-papiers originaires d’Algérie désignent souvent la France. S’ils ont bien d’autres problèmes à affronter au sein de la société française (logement, emploi, études, formation, regroupement familial, maintien des liens avec leurs parents restés « au bled », etc.), celui de la régularisation de leur situation administrative s’apparente à une sorte de longue course d’obstacles et d’endurance, source à la fois d’espoirs et d’incessante inquiétude, qui in fine va littéralement sanctionner la réussite – ou l’échec – d’un parcours initié parfois plus d’une dizaine voire d’une quinzaine d’années plus tôt. Or, « faire ses papiers » , autre expression courante, qui a souvent pour synonyme celle de « mériter ses papiers » , est rendu sans cesse plus difficile par l’accumulation et le renforcement de lois, règlements, circulaires, procédures et autres mesures de plus en plus coercitives et restrictives adoptées par les États européens, «  qui pour autant ne peuvent empêcher complètement le mouvement de migrations de populations et d’individus en quête de liberté et de nouvelles conditions de vie ».

Socio-anthropologue, Marie-Thérèse Têtu-Delage souligne ainsi, dans un ouvrage qui vient de paraître, le caractère vain de ces législations qui, si elles traduisent d’abord la conception d’une Europe-forteresse, ont pour conséquence directe de maintenir les migrants, souvent longuement, dans une situation « hybride, irrégulière » , où « ils n’ont ni les mêmes droits ni la même humanité que ceux qui disposent de la citoyenneté juridique ». Décidée à mieux comprendre ce qui lui apparaît au début de l’enquête comme une véritable « énigme des sans-papiers » , la chercheuse est partie, entre 2002 et 2006, à la rencontre de ces «  migrants irréguliers » algériens dans la région Rhône-Alpes, en particulier dans la Drôme, autour de la petite ville de Romans-sur-Isère. En effet, malgré la quantité d’ouvrages disponibles sur cette question, également évoquée régulièrement par les médias, et alors qu’elle vit souvent à quelques kilomètres de chez eux, qu’elle partage avec eux « un certain nombre de connaissances et de références communes » , elle a dû très vite reconnaître que, souvent, certaines de leurs « manières de penser et d’agir [lui] semblaient étranges » , que « le sens de leur entreprise [lui] semblait énigmatique ».

Inscrivant sa recherche dans une démarche « d’exploration plus que d’observation participante, d’expérience plus que d’enquête » , s’inspirant en cela de l’école sociologique de l’interactionnisme (Howard Becker, Erving Goffman…), elle avait le désir, « en étant attentive aux situations, aux interactions, plutôt qu’aux seules structures, de produire une autre description du monde ». Et de rappeler que, si «  les migrants irréguliers sont souvent pris comme les objets de l’actualité, des discours, des opinions publiques, d’une exploitation économique, des acteurs associatifs, du droit, des lois, de l’action sociale, des administrations, d’une politique d’intégration ou d’immigration, […] il est rarement rendu justice à leur volonté et à leur capacité à être des acteurs » . Or, Marie-Thérèse Têtu-Delage souhaitait, à l’instar du grand anthropologue Clifford Geertz, « voir les choses du point de vue de l’acteur » … Sans nier aucunement les effets de la domination sociale, l’interactionnisme considère en effet que celle-ci n’est jamais complète et que les individus ont toujours une certaine marge de manœuvre, aussi infime soit-elle, une certaine « capacité à agir » ( agency, en anglais), que tout n’est jamais complètement « déterminé, prévisible » , et qu’ « à chaque carrefour il y a plusieurs possibilités d’action » . La chercheuse va donc suivre une « méthode empirique, menée dans la durée, accompagnant les actions en situation, racontées et commentées par les acteurs eux-mêmes » , qui va lui permettre de « révéler, percevoir et analyser les raisons d’agir, les ressources mobilisées et les stratégies développées ».

Pour cette plongée dans le monde des sans-papiers algériens, elle accompagne, discute, observe le parcours d’une soixantaine d’entre eux ainsi qu’un certain nombre d’acteurs avec lesquels ils sont en contact pendant plus de quatre années. Et comme cette « exploration » se fait auprès d’êtres humains, elle n’hésite pas à signaler aux lecteurs que les contacts avec une partie de ces sans-papiers se sont poursuivis jusqu’à aujourd’hui, car ont été établies « des relations ordinaires et régulières “comme dans la vraie vie” : se rendre des visites, manger ensemble, prendre l’habitude de se voir, de se rendre des services »
Mais, pour mieux saisir ce que signifie la « carrière administrative » de ces migrants en quête de titres de séjour, l’auteure a été amenée à fréquenter une association d’aide aux migrants, l’Asti (Association de soutien à tous les immigrés) de Romans-sur-Isère, ainsi que les permanences juridiques, les services de la préfecture de la Drôme, le tribunal administratif, des avocats, des élus, et à écrire des courriers, remplir des dossiers, connaître les lois, « les pratiquer, les interpréter, réfléchir à la façon de les contourner ou de les utiliser » … Elle accomplit là une bonne partie du parcours semé d’embûches qu’un sans-papiers se trouve devoir emprunter pour tenter de faire aboutir son dossier de régularisation. Elle peut ainsi affirmer que bien des sans-papiers « disposent d’une connaissance et d’une pratique des normes sociales, légales et juridiques de l’État français sans doute bien au-dessus de la moyenne de ce que connaissent et ont besoin de connaître la grande majorité des Français ».

Mais, pour mieux appréhender les motivations qui ont poussé ces femmes et ces hommes, souvent jeunes, à quitter leur pays et leurs attaches familiales, Marie-Thérèse Têtu-Delage comprend qu’un « détour par l’Algérie s’imposait » . Elle voit ainsi que, comme souvent, ceux qui partent pour la France « ne sont pas forcément les plus pauvres » mais plutôt « ceux qui ont l’opportunité ou les moyens, pas seulement financiers », et qui estiment que « cela mérite de prendre le risque d’une migration illégale » . Pour cette population, si ce risque recouvre l’espoir d’une vie meilleure, il traduit également un « désir de rejoindre un État où la loi garantirait des libertés et des droits aux individus » , et apparaît comme le « signe qu’une partie de la population algérienne ne croit plus en la possibilité collective, sociale et politique de changer la vie et la société » dans son propre pays. De toutes les conversations, il ressort en effet la description d’une société algérienne bloquée, corrompue, sans perspective, marquée par un chômage massif, la débrouille, mais aussi où les salaires, lorsqu’on a la chance d’avoir un emploi, ne permettent pas de vivre normalement. Des raisons qui font qu’il vaut mieux tenter sa chance, sans avoir de papiers, en France ou dans un autre pays européen. Ainsi, une grande majorité des personnes rencontrées par Marie-Thérèse Têtu-Delage ont quitté l’Algérie au cours des années 1990, le pays subissant alors, d’une part, la guerre civile avec les groupes armés islamistes et, de l’autre, une libéralisation économique qui a surtout entraîné des privatisations puis des licenciements massifs, les grandes entreprises publiques ne garantissant plus une certaine sécurité de l’emploi comme ce fut le cas durant les décennies qui avaient suivi l’indépendance.

À travers de très nombreux témoignages, souvent émouvants, l’auteure relate puis analyse ces multiples « tranches de vie » , étapes de parcours de clandestins, que l’on suit affrontant des problèmes complexes ayant trait non seulement aux papiers, mais aussi au logement ou au travail. Précaires, les emplois qu’ils occupent sont souvent au noir, mais parfois aussi déclarés, grâce à de simples cartes de CMU en règle ou bien des faux papiers, les employeurs ignorant ou fermant les yeux sur leur véritable situation administrative. Elle montre également combien ces migrants s’investissent dans la vie associative, par exemple comme parents d’élèves dans l’école de leurs enfants, ce qui constitue à la fois des éléments à verser à leur dossier de demande de papiers pour tenter de prouver leur bonne intégration, mais aussi une façon de «  jouer leur rôle, de prendre des responsabilités et des initiatives, malgré l’absence de droits reconnus par un statut juridique et un titre de séjour » . Marie-Thérèse Têtu-Delage parvient ainsi à dresser des portraits sensibles de femmes et d’hommes qui déploient des efforts considérables pour simplement conquérir le droit d’être là, sans plus se cacher, et qui « affirment, plus qu’ils ne revendiquent, le droit d’avoir des droits » . En ce sens – et c’est là la thèse défendue par la chercheuse –, la régularisation et l’obtention de ces « papiers de la France » (autre expression qui revient sans cesse dans leur bouche), qui vont également leur donner le droit de voyager librement, apparaissent surtout comme une « reconnaissance de [leur] capacité à agir » . Une reconnaissance dont la demande ne s’adresse pas seulement à l’administration française, mais aussi à tous ceux « qui comptent pour les migrants, dans tous les espaces qui jalonnent et constituent leur parcours et leur expérience migratoire, que ce soit ici ou là-bas » . La reconnaissance d’être un homme (ou une femme), détenteur/trice de droits, et qui vit ici.

Idées
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