Le prof est aveugle, et alors ?

Professeur de sciences économiques et sociales, Yann Fiévet s’insurge contre l’absence de statut des assistants d’éducation, qui permettent aux enseignants et élèves handicapés de travailler comme tout le monde.

Ingrid Merckx  • 10 décembre 2009 abonné·es
Le prof est aveugle, et alors ?

Pour Linda. C’est pour cette élève qu’il accepte de parler de lui. Yann Fiévet, prof de sciences économiques et sociales, non-voyant, n’est pas du genre à se raconter. « Les gens qui se déversent, je ne supporte pas. En même temps, il faut que les gens comme moi montrent qu’ils sont à la hauteur. Les textes stipulent que les handicapés doivent être intégrés, mais les moyens ne suivent pas. Je me suis dit que les choses n’avançaient pas, qu’elles devaient changer ! » Et le changement se résume en deux points : un assistant pour Linda, un statut pour les assistants (voir encadré).
Sur ses engagements, Yann est intarissable : quinze ans de chroniques mensuelles critiquant le néolibéralisme au Peuple breton, la présidence d’Action consommation, un site Internet pour ses élèves [^2]. Sur ses élèves, il pourrait s’étendre des heures, comme sur Issa, qui a été aussi son assistant. « Un athlète d’origine sénégalaise, il en imposait et était très doux, il passait bien auprès des élèves. Cette année-là, j’ai eu un accident, Issa a fait cours à ma place. On a dû se ­battre pour qu’il soit payé en fonction… » Yann Fiévet aime raconter l’histoire des autres. Et n’oublie jamais le volet social. Mais pour son histoire à lui, il doit se bousculer. Par pudeur ? Pas seulement. « J’ai un assistant depuis une dizaine d’années. J’aurais pu me faire reconnaître comme professeur handicapé bien avant, mais j’ai fait l’autruche…, admet-il. C’est pas facile à accepter. On voudrait continuer à faire ce qu’on faisait avant. » Comme le vélo, une vraie passion pour lui. Il avait monté un club de cyclotourisme, sillonnait toute la France… Mais il a failli prendre deux grosses gamelles. Fin des virées. « C’était un plaisir extra ! » , souffle-t-il. Il s’interrompt un instant, puis jette comme une victoire : « J’ai dû renoncer à des choses mais pas à mon métier ! »
Yann n’a pas perdu la vue d’un coup, c’est venu progressivement. Il a fait des « études normales » et enseigné « normalement » pendant des années. Aujourd’hui, il ne voit plus que les ombres et la lumière, mais dispose d’un matériel adapté et d’une assistante. « Moi ça va, j’ai tout ce qu’il me faut, précise-t-il. Mais pas Linda. »

Élève en première littéraire au lycée Jean-Jacques-Rousseau de Sarcelles, où Yann Fiévet enseigne, Linda est quasiment aveugle. L’année dernière, une assistante l’accompagnait pendant ses cours. Depuis septembre, elle est seule. On lui en a promis une pour la fin du trimestre, « mais c’est déjà presque la moitié de l’année ! s’agace Yann Fiévet. Linda passe le bac de français en juin. Ses résultats sont en baisse, elle perd le moral… » Ses professeurs, le proviseur, le rectorat, l’académie… tout le monde est « OK », mais rien ne bouge. Une annonce aurait été passée au Pôle emploi. Pas de réponse : « Forcément, l’intitulé précise “connaissant le braille”. Mais le poste est rémunéré au Smic. Or, ça se paie, une qualification ! » , s’échauffe l’enseignant.

Pour assister un prof ou un élève handicapé, « la seule exigence, c’est le bac, s’étonne Yann Fiévet. Il faudrait au moins une bonne orthographe, de la maturité et, surtout, des qualités humaines, insiste-t-il. Linda a 18 ans, on se pose plein de questions à cet âge… » Il avait justement son âge quand il a appris qu’il souffrait d’une rétinopathie, une maladie génétique qui frappe la rétine. Il était encore lycéen, pouvait lire et écrire, mais son champ de vision se rétrécissait. On lui a dit de se déplacer avec précaution. De ne surtout pas conduire. « C’étaient les années 1970, le grand retour de la moto. Je rêvais d’en faire… » Il n’en a jamais fait. A donc pratiqué le vélo, autant qu’il a pu. Il a étudié les sciences-éco à Paris-Nord-Villetaneuse, puis suivi un 3e cycle « Économie et aménagement de l’espace » à Dauphine. « Un DEA réputé marxiste, dirigé par Michel Wieviorka, fermé deux ans plus tard ! » Il a commencé une thèse sur la structure du capitalisme breton, mais l’a laissée pour enseigner. Et n’a jamais cessé. Plutôt à l’aise avec la parole, Yann Fiévet aime faire classe, a fait de la radio, anime des débats, écrit « pas trop laborieusement » … Mais le handicap, il n’en avait jamais parlé. Maintenant, il pense même à un projet de livre. Le déclic, ç’a été Linda.

Grand gaillard, un gilet en laine –  « il ne fait pas chaud ici »  –, la barbe en collier, Yann Fiévet est assis dans sa véranda, dos à la baie vitrée. Derrière lui, dans le jardin, un arbre nu, pris dans l’humidité. On entend des avions décoller pas loin, et parfois un oiseau. La pièce est claire, avec des plantes vertes. Sur la grande table en bois, un exemplaire du Sarkophage. « Avec mon épouse, qui est bibliothécaire jeunesse, on lit aussi Politis, le Diplo… » Yann Fiévet fixe parfois en direction de son interlocuteur, mais laisse souvent son regard se perdre sur le côté, vers la lumière… Amusé, il raconte comment un jour, sortant d’un débat qu’il animait, il a surpris tout le monde avec sa canne blanche : « Les gens confondent la vue et le regard. Je n’ai plus la vue, mais j’ai le regard ! » Il n’a jamais de notes. Tout dans la tête. « J’avais une bonne mémoire, mon handicap l’a renforcée. Ça renforce beaucoup de choses, un handicap… » Il vaut mieux : tout ce que Yann Fiévet a obtenu, c’est parce qu’il l’a demandé : son statut, un matériel adapté, un assistant… Son « matériel » se résume essentiellement à une « synthèse vocale » : « Maintenant, c’est Claire, avant, c’était Robert », plaisante-t-il en montrant son ordinateur, écran éteint, d’où s’échappe une voix féminine qui commence à lui dire ses mails ou un document scanné… Il ne lit pas le braille et n’a besoin que de ce logiciel. « Le matériel, je l’ai obtenu facilement. Mais pour les assistants, comme ce sont des contrats précaires, il faut se battre tous les ans ! Le rectorat a les fonds pour, mais c’est à nous de les trouver. J’ai de la chance, mon assistante actuelle, Émilie, est avec moi depuis cinq ans. Elle voudrait en faire son métier, mais on ne peut être assistant plus de six ans. Ce n’est pas un métier d’avenir ! Il lui faudrait une formation. Elle est prête à apprendre le braille. » Combien de personnes en France dans le cas de Yann Fiévet et Linda ? Il n’y a pas vraiment de chiffres. « Mais je suis certain que des profs et des élèves abandonnent pour cause de handicap. Rien n’est fait pour favoriser l’enseignement pour les handicapés en France ! » , s’insurge Yann Fiévet. Personne ne contrevient au droit. Mais personne ne l’applique vraiment.

De son environnement professionnel, Yann Fiévet ne souhaite pas trop parler. Dit n’avoir pas subi d’ostracisme, juste de l’indifférence. Aurait voulu ne pas s’étendre sur cette phrase, qu’il a lâchée : « J’ai fait comme si mon handicap ne se voyait pas jusqu’au jour où j’ai réalisé que les élèves commençaient à en profiter… » La première fois, il faisait cours seul. Après la pause, certains élèves ne sont pas revenus, pensant qu’il ne remarquerait pas leur absence. C’est ce qui l’a décidé à réclamer le statut de professeur handicapé. Dix ans plus tard, soit le mois dernier, il y a eu une affaire plus grave. Il était seul avec une classe difficile. Des avions en papier ont été lancés, l’un l’a heurté. La situation a dégénéré. Yann Fiévet a eu du mal à digérer. Il met ça sur le compte du « public, qui a changé ». Trouve des raisons sociales, évoque un « défaut d’éducation ». « Pourtant, chaque début d’année, je prends bien le temps d’expliquer à mes élèves que je suis un professeur comme les autres, que je fais cours comme les autres, que je corrige mes copies comme les autres… » Selon lui, cinq ou six élèves seraient déficients visuels dans les collèges proches de Jean-Jacques-Rousseau. Vont-ils venir dans son lycée l’année prochaine ? « L’établissement possède une embosseuse, cet appareil qui traduit en braille, mais personne pour la faire fonctionner » , regrette l’enseignant. Qui ose, enfin : « Il existe des expériences, il faudrait s’en servir ! »

[^2]: Yann Fiévet préside l’association Action consommation, il est également l’auteur du Monde en pente douce (Golias), qui rassemble neuf ans de chroniques parues dans le Peuple breton. et <www.lycecosoc.info>

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