Triste Europe réunifiée

Camille de Toledo s’interroge sur le désarroi qu’il a ressenti après la chute du mur de Berlin. Une réflexion sur la fin du XXe siècle et la façon d’entrer dans le XXIe.

Olivier Doubre  • 24 décembre 2009 abonné·es
Triste Europe réunifiée

C’est le livre d’un jeune homme né dans les années 1970, qui a donc connu le monde divisé de la guerre froide, et qui, le 9 novembre 1989, le voit soudain s’effondrer. Curieusement, devant l’image télévisuelle d’une foule d’Allemands de l’Est franchissant « Check-Point Charlie » dans une immense allégresse, il est, lui, soudain empli d’une « immense tristesse ». Une tristesse qu’il ne comprend d’abord en rien, au moment où « l’autre côté versa définitivement dans ce nôtre de Berlin réuni, de l’Europe réunie » . C’est là le point de départ d’une réflexion d’ordre philosophique sur le siècle passé que décide de mener Camille de Toledo, vingt ans après la disparition de ce qu’on appelait alors les « pays de l’Est » ou le « bloc socialiste ».

Romancier aux œuvres apparemment légères, enclines habituellement à la dérision et à l’ironie face au monde qui l’entoure, l’auteur apparaît au contraire ici particulièrement tourmenté, ressentant comme beaucoup d’intellectuels de sa génération la « honte » des charniers d’un XXe siècle marqué, entre autres, par Auschwitz et les innombrables camps du goulag qui s’éparpillaient de Berlin-Est jusqu’au Pacifique. Pourtant, point d’anticommunisme primaire dans ses interrogations sur le passé et le devenir de l’Europe, ni de nostalgie pour le socialisme réel, ou « ostalgie » comme disent certains Allemands de l’Est : « En s’effondrant pour les habitants de l’Ouest européen, l’autre du socialisme fit disparaître une raison profonde, existentielle de se cultiver, d’apprendre, de mettre à distance le devenir hypnotique du monde. » Pas de quoi se réjouir, donc, outre mesure. Son livre est d’abord celui d’un Européen, conscient de son passé et anxieux face à un avenir qui lui semble terne, mercantile et sans âme. En fait, si « tout un enseignement dogmatique [fut] disqualifié » et si des « bibliothèques entières, à l’Est, furent rendues obsolètes » , l’avènement d’un monde « sans autre désirable » , inauguré justement par « la Chute » (du Mur) comme il la nomme, « discrédita l’idée même de l’émancipation, de la lecture et du savoir » , nous plongeant d’un seul coup dans un « régime d’inculture agressif et violent » et un « présent béat de la consommation. » Ainsi, Camille de Toledo n’a jamais oublié, tel un exergue annonciateur de ce monde de commerce globalisé qui est le nôtre, l’image du grand violoncelliste Mstislav Rostropovitch, qui, depuis Paris, s’était rendu à Berlin dès l’annonce de l’événement, pour jouer, au crépuscule de sa vie, les Suites de Jean-Sébastien Bach devant un pan du Mur recouvert de « fresques et graffitis de la culture alternative », et à qui « ceux qui se trouvaient là » jetèrent des pièces, « croyant qu’il s’agissait d’une première occurrence de la mendicité dans le règne nouveau de la puissance, de la couleur capitaliste » . Personne ne fit en effet attention à cette « menue monnaie » , image de la «  nouvelle pitié européenne ». On se contenta de voir un symbole de la liberté recouvrée, célébrée par l’exilé, l’ancien dissident soviétique, l’ami de Soljenitsyne, qui pourrait bientôt rentrer dans cette Russie qui, sous le nom d’URSS, l’avait bien des années auparavant déchu de sa nationalité…

Au fil des pages, dans une écriture sobre, l’auteur se demande en fait « comment quitter le XXe siècle ? » La question est particulièrement douloureuse pour les Européens, habitants d’un continent « ivre de sa mémoire, soûl de ses hontes » . De ce siècle marqué par les crimes de masse, l’auteur observe depuis la chute du Mur « l’édification d’un régime de la mémoire » qui ne cesse « d’empiéter, d’empêcher le présent ». « Obnubilée par la non-reproduction des crimes » , cette sévère leçon du XXe siècle nous condamne jusqu’à présent à une sorte d’immobilisme moral et politique, « à la suspicion de l’idée du sens, du projet commun, de l’utopie désirable » . Ainsi, en décryptant les raisons de sa tristesse, Camille de Toledo offre au lecteur une lecture extrêmement fine et lucide de l’insécurité morale de notre époque. Mais il nous invite aussi à penser ce passé écrasant, seul moyen d’ « autoriser le XXIe siècle » et de « retrouver les voies de l’énergie et du désir de l’être » pour recommencer à oser transformer le monde. Son livre est finalement un appel à renouer avec le désir, l’utopie et la «  nécessité spirituelle de la transformation ».

À lire également : le passionnant ouvrage de Clemens Pornschlegel, Penser l’Allemagne. Littérature et politique aux XIXe et XXe siècles (Fayard, 282 p., 22 euros). À partir d’une analyse des grands textes littéraires des deux précédents siècles, l’auteur questionne le « tourment identitaire des Allemands face à leur propre pays » et à leur passé. Une « analyse de cas » lumineuse, du romantisme jusqu’à la bande à Baader, en passant par Brecht et Heidegger.

Idées
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