B.S. Johnson : Une vie en morceaux

Les éditions Quidam publient un roman de B. S. Johnson à la structure plaisamment libre, ainsi qu’une biographie par Jonathan Coe de « l’éléphant fougueux » qu’était l’écrivain.

Christophe Kantcheff  • 28 janvier 2010 abonné·es
B.S. Johnson : Une vie en morceaux
© Les Malchanceux, B. S. Johnson, préface de Jonathan Coe, traduit de l’anglais par Françoise Marel, Quidam éditeur, 32 euros. B. S. Johnson, histoire d’un éléphant fougueux, Jonathan Coe, traduit de l’anglais par Vanessa Guignery, Quidam éditeur, 506 p., 30 euros.

Extérieurement, les Malchanceux, publié initialement en Angleterre en 1969, n’a pas la forme d’un livre, mais celle d’une boîte. Une boîte qui, ouverte, recèle de nombreux cahiers non reliés les uns aux autres, ainsi qu’un mode d’emploi : « Ce roman possède vingt-sept sections temporairement tenues ensemble par un bandeau amovible. Exception faite du premier et du dernier “chapitres” (indiqués comme tels), les vingt-cinq autres peuvent être lus dans n’importe quel ordre. Si le lecteur préfère ne pas accepter l’ordre dans lequel il a reçu le roman, qu’il se sente libre de le réarranger, avant lecture, dans ­l’ordre que lui offrirait le hasard. »

Une telle liberté d’initiative étant rarement accordée au lecteur, il serait dommage de ne pas en user. On recommande donc de mélanger les cahiers comme on le fait avec un jeu de cartes, avant de se mettre à lire. Et d’effectuer la même opération en cas de relecture. Ainsi, les Malchanceux n’offre jamais le même visage. Impossible de séparer la dimension expérimentale de cette proposition de lecture, à laquelle nous invite B. S. Johnson, et son côté franchement amusant. D’ailleurs, en y regardant bien, on peut lire aussi, sur les bords intérieurs de la boîte, trois épigraphes choisies par Johnson : deux de Samuel Johnson, la troisième de Laurence Sterne, l’auteur de Tristram Shandy , l’un de ses écrivains favoris. Mais les épigraphes n’étant pas attribuées, elles forment aussi un quizz littéraire. L’esprit ludique n’est décidément pas étranger à cette affaire, même si les phrases en question donnent des indications sérieuses sur les options esthétiques du livre et de son auteur.

L’une d’elles concerne l’exigence de vérité : « Il y a quelque chose de noble à faire connaître la vérité, bien que cela en condamne l’instigateur. » Or, c’est bien cette raison-là qui justifie, aux yeux de B. S. Johnson, le fait de présenter au lecteur ce livre sans ordre préétabli. Que raconte, en effet, les Malchanceux ? Le narrateur, Johnson lui-même, pigiste pour un journal londonien, vient couvrir un match de football dans une ville des Midlands qu’il connaît déjà, pour y avoir eu un ami, Tony, dix ans auparavant, qui est mort d’un cancer. Il est dès lors assailli par les souvenirs. Pour B. S. Johnson, l’ordre aléatoire de la lecture des Malchanceux correspond au mouvement chaotique du fonctionnement de la mémoire. Imposer une linéarité narrative serait un mensonge. De même que Johnson déteste les romans qui déroulent une histoire sur un mode traditionnel. Tout cela est devenu poussiéreux depuis Sterne, Joyce et Beckett. Pour lui, mieux vaut jouer avec les artifices du roman, pour aller au cru de la vérité. Le monologue intérieur lui paraît le mode ­stylistique le plus approprié, qui lui permet de travailler une écriture orale donnant l’illusion de la proximité et de la familiarité.

Aussi « expérimental » qu’il puisse paraître, les Malchanceux se lit sans difficulté car le principe du retour sans logique des souvenirs fonctionne à plein. Seul ce qui se passe au présent – le reportage sur le match de foot – devrait suivre la chronologie des faits. Mais leur éparpillement coïncide avec l’état de Johnson durant cette journée, très remué par ce qui lui revient à l’esprit. En outre, ces passages sont aussi les plus comiques du livre. Non seulement parce que Johnson y laisse passer tous ses ressentiments envers le journalisme et ceux qui s’y adonnent – activité qui fut effectivement la sienne pendant plusieurs années pour raison alimentaire –, mais parce qu’on assiste à l’écriture de son article en temps réel, alors que se déroule le match. Les considérations accablées sur les joueurs insuffisants sont aussi hilarantes que ses repentirs de style, pour éviter les clichés dans lesquels se complaisent, à ses yeux, ses confrères.

Tony, que Johnson avait rencontré à l’université, était un jeune intellectuel brillant. Méthodique et rationnel (au contraire de Johnson) mais dénué de goût pour l’académisme (ce qui les rapprochait), ayant tôt trouvé l’âme sœur en la personne de June, l’épouse « idéale », Tony avait devant lui un avenir universitaire prometteur. La maladie en a décidé autrement.
Nombre de chapitres des Malchanceux racontent les visites que Johnson, parfois accompagné, a rendu à June et à Tony, alors que celui-ci était peu à peu gagné par le cancer. Les souvenirs du narrateur sont souvent visuels, parfois sensitifs. Il revoit les appartements ou maisons que le ­couple a occupés, se remémore leurs longues conversations amicales, au cours desquelles les jeunes femmes, il faut bien le reconnaître, n’avaient pas tellement voix au chapitre. Il se souvient aussi du déclin physique et intellectuel de son ami.

Ainsi, B. S. Johnson répond à deux enjeux. Le premier est une marque de fidélité à la promesse faite à Tony alors qu’ « il se désintégrait » : « T’en fais pas mon pote, j’écrirai tout. » Le second tient dans une sorte de poursuite désespérée du sens, qui concerne autant la vie interrompue de Tony que la sienne, car B. S. Johnson, en même temps qu’il évoque son ami, parle beaucoup de lui tel qu’il était à cette époque : son dilettantisme estudiantin au profit de l’écriture romanesque, son grand amour perdu qui porte le nom de Wendy… Or, Johnson en est convaincu : pour lui, « tout est chaos ».

Derrière les emportements parfois injustes mais drôles de ce gros bonhomme mal embouché qu’est Johnson, une vision tragique de l’existence s’impose, où la précarité et l’absurdité de la vie prédominent. Quand il s’agit d’un roman comme les Malchanceux, sans cesse en mouvement, qui ne s’appesantit jamais, cela donne une œuvre profonde et enthousiasmante. Mais quand il s’agit de la vie même de l’auteur…
C’est à celle-là que s’est attelé Jonathan Coe dans une biographie intitulée B. S. Johnson, histoire d’un éléphant fougueux, que publie simultanément Quidam éditeur, à qui l’on doit la découverte en France, depuis quelques années, de l’auteur des Malchanceux [^2]. Passionnante biographie [^3], qui donne amplement la parole aux témoins et aux textes eux-mêmes (puisque relevant de l’autobiographie ou de l’autofiction), ouverte à la complexité et aux paradoxes. Le moindre n’étant pas qu’elle soit écrite par un écrivain à succès (ce que ne fut jamais Johnson, bien au contraire) peu enclin aux expérimentations littéraires, mais qui s’est pourtant passionné pour son aîné avant-gardiste, issu de la classe ouvrière à laquelle il est resté fidèle dans ses engagements citoyens, innovateur colérique, en guerre continue contre l’establishment littéraire, franc du collier, la mélancolie à fleur de peau. Né dans l’ouest de Londres en 1933, il s’est suicidé à 40 ans, en 1973. Inutile de dire que le spectre de la mort l’a toujours accompagné. Ses livres, quant à eux, demeurent d’une vitalité insolente.

[^2]: De B.S. Johnson, Quidam a déjà publié : R.A.S., Infirmière-Chef, une comédie gériatrique ; Christie Malry règle ses comptes ; Chalut ; Albert Angelo.

[^3]: Une rencontre avec Jonathan Coe est organisée par Quidam et la librairie Tschann à Paris, le mardi 9 février, à 20 h, au Reid Hall, 4, rue de Chevreuse, 75006 Paris.

Culture
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