La tentation de l’autogestion

Alors que l’usine Philips de Dreux est menacée de fermeture, les salariés ont pris le contrôle de la production de téléviseurs LCD, et démontré que le dernier site industriel de la ville était viable. Reportage.

Thierry Brun  • 21 janvier 2010 abonné·es
La tentation de l’autogestion

La zone industrielle des Châtelets, aux abords de Dreux (Eure-et-Loir), est encore sous une couche de neige fondante. Ce 14 janvier, une poignée de salariés et de syndicalistes de Philips EGP, arborant badges et drapeaux, montent dans un car à destination de Chartres pour rencontrer le préfet et défendre ce qui reste de l’imposant site de production de téléviseurs à écran plat. « N’ayez pas peur, ils nous ont fait du mal, mais on va se battre pour survivre » , lance « Manu » Georget à ses camarades. Le délégué syndical d’une CGT « dissidente », militant du NPA, explique en quelques mots que, lors de l’assemblée générale matinale, les salariés ont suspendu le « contrôle de la production » des téléviseurs, après dix jours de boulot sans patron. « C’est symbolique, on n’avait qu’un mois de production devant nous » , reconnaît le syndicaliste.

Surtout, faute de matière première et face aux menaces de la direction, le mouvement a dû faire une pause. Il en reste la preuve « qu’une alternative industrielle est possible en France pour préserver l’emploi » , écrivent les Philips dans un tract, soutenus par la seule CGT. Ils racontent aussi que les dirigeants ont tout fait pour étouffer ce début d’autogestion dans l’usine. Une semaine après le lancement du mouvement, « la direction a fait venir des huissiers pour ­reprendre le contrôle de la production. Des vigiles ont été appelés en renfort pour décourager le combat ». Le jour même « où six salariés de Continental, en butte à la répression patronale, étaient jugés au tribunal d’Amiens, 9 des 217 salariés de la dernière usine de Philips à Dreux recevaient des lettres d’avertissement les menaçant de licenciement pour faute lourde s’ils n’obéissaient pas à la direction », relate le communiqué.

Malgré les menaces de la direction, certains jubilent devant l’ampleur médiatique provoquée par leur décision, adoptée en assemblée générale par 147 salariés, en majorité des femmes, de prendre « le contrôle de la production » et de mettre en place un conseil ouvrier. En quelques jours, l’action originale des Philips suscite un emballement digne d’un événement national, avec le soutien des partis de gauche (PG, NPA, Alternatifs, Fase, etc.).
Les Philips montrent qu’ils sont engagés dans leur ultime bataille, la dernière sans doute pour sauver le site qui fut longtemps un fleuron industriel. L’usine de Dreux est tout ce qu’il reste de l’activité française du géant mondial néerlandais de l’électroménager et de l’électronique grand public. À la fin des années 1990, près de 1 000 salariés y travaillaient encore.
« En cinq ans, Philips a supprimé, sans vagues, 18 000 emplois en France » , souligne un expert-comptable. Pourtant, l’électronique grand public est très rentable, estiment les syndicats, qui sont montés au créneau quand ils ont appris en septembre 2009 la fermeture programmée du site. Les syndicalistes ne cessent depuis de dénoncer une « casse industrielle » délibérée. Les Philips expliquent aussi que ce coup dur a lieu dans un bassin d’emploi déjà sinistré par des plans sociaux dans le secteur de l’automobile (l’équipementier Klarius) et de la pharmacie (GSK).
Pour sauver leur emploi, les salariés « ont assuré la production, et ils ­peuvent même faire gagner de l’argent ! » , soutient Martine Galvin, déléguée syndicale dans l’hypermarché voisin, Cora, qui est devenu le premier employeur local. Les premiers jours, les salariés se sont emparés des pièces qui devaient ­prendre la direction du site délocalisé en Hongrie. Un mois de production, 5 000 téléviseurs, est ainsi envisagé, malgré une « foutue météo ! » , s’exclame Nathalie Neil-Riou, ingénieur en électronique et technicienne de maintenance sur le site.

L’entreprise a fonctionné comme une coopérative, avec l’obsession de montrer que le site de Dreux est « viable économiquement » . Les Philips emboîtent ainsi le pas aux LIP, trente-sept ans plus tard. Et ils appliquent ce que les LIP avaient fièrement proclamé sur une banderole accrochée au mur d’enceinte de leur usine : « On fabrique, on vend, on se paie. » « On est capables de fonctionner en autonomie, sans DRH, sans patrons, affirme Nathalie. Tout s’est organisé à tous les niveaux sans eux… Ils n’ont aucune valeur ajoutée sur le site. »

Les responsables d’atelier assistent à l’assemblée générale et donnent un coup de main. « Finalement, cela n’a rien changé pour les salariés. Au contraire, au niveau de la maintenance, quand il a gelé, le dépannage a eu lieu en un éclair » , poursuit Nathalie. « On a produit 300 téléviseurs par jour au lieu de 10. On a tout approvisionné sur Dreux, de même les circuits de distribution de la région », ajoute Manu. Après quelques jours, les salariés font les comptes : «  Il est possible de ­vendre les produits avec moins de marge, parce qu’il n’y a pas la quote-part pour l’actionnaire. On pourrait ­vendre 20 à 25 euros moins cher et mieux payer les salariés, 35 000 euros annuels, alors que les salaires sont à moins de 30 000. »

L’AG du 15 janvier a cependant mis provisoirement fin au rêve autogestionnaire, au point que certains salariés ont grogné : « Si l’on ferme, j’aurai pas de boulot, et je vais bouffer mes indemnités au chômage. Maintenant, on veut m’obliger à retravailler pour le grand capital ! Alors que je travaillais la semaine dernière pour une cause ! » Dans la zone de stockage, des palettes de téléviseurs emballés sont prêtes à partir. Elles sont ce qui reste de la production autogérée.
Pour l’instant, les Philips ne désespèrent pas et ont lancé un appel à la solidarité [^2]. . Manu explique qu’il a été contacté par la confédération des scop (coopératives de production), et imagine des soirées autour de films, avec des débats sur la reprise du site par les salariés. Pour lui, cette expérience n’est pas achevée : « Eux vont détruire les emplois. Nous, on va les construire. »

Voir le blog de la CGT Philips EGP

[^2]: Pour soutenir les Philips, des dons peuvent être envoyés au syndicat CGT Philips, 1, rue de Réveillon, 28100 Dreux (chèques à l’ordre du syndicat CGT Philips Dreux)

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