Marx, un penseur d’aujourd’hui

Trois chercheurs en science politique, économie et philosophie redonnent vie 
aux écrits de l’auteur
du « Capital » et en facilitent la compréhension.

Thierry Brun  • 28 janvier 2010 abonné·es
Marx, un penseur d’aujourd’hui

Politis : En quoi un ouvrage comme « le Manifeste communiste », publié il y a plus de cent soixante ans, présente-t-il encore un intérêt ?

Michael Löwy : À beaucoup d’égards, le Manifeste est non seulement actuel, mais plus actuel aujourd’hui qu’à son époque. Prenons comme exemple son diagnostic de la mondialisation capitaliste. Le capitalisme, soulignaient les deux jeunes auteurs, Marx et Engels, est à l’origine d’un processus « cosmopolite » d’unification économique et culturelle du monde sous sa houlette. L’enjeu n’est pas seulement l’expansion, mais aussi la domination : la bourgeoisie crée un monde à son image. En 1848, il s’agissait bien davantage d’une anticipation des tendances à venir que d’une simple description de la réalité de l’époque. Cette analyse est beaucoup plus pertinente à l’ère de la mondialisation néolibérale.
Jamais le capital n’avait réussi à exercer un pouvoir aussi complet, absolu, universel et illimité sur le monde entier. Jamais il n’avait pu imposer ses règles, ses politiques, ses dogmes et ses intérêts à toutes les nations du globe. Toutes les sphères de la vie humaine – relations sociales, culture, art, politique, sexualité, santé, éducation, sport, divertissement – sont désormais complètement soumises au capital et profondément plongées dans « les eaux glacées du calcul égoïste ».

Il n’y aurait donc rien à redire sur « le Manifeste » ?

M. L. : Si ! En rendant hommage à la bourgeoisie pour sa capacité sans précédent à développer les forces productives, Marx et Engels célébrèrent sans réserve « la domestication des forces naturelles » et « le défrichement de continents entiers » par la production bourgeoise moderne. La destruction de l’environnement par l’industrie capitaliste, le danger pour l’équilibre écologique que représente le développement illimité des forces productives du capital sont des questions qui se trouvaient alors hors de leur horizon intellectuel (elles seront posées dans des écrits postérieurs, notamment le Capital ). Un marxisme du XXIe siècle doit nécessairement intégrer cette dimension écologique au centre de son analyse du système et de ses propositions alternatives.

En quoi un économiste peut-il se réclamer du marxisme aujourd’hui ?

Gérard Duménil : Tenons-nous-en à trois concepts clés : classe, impérialisme et crise. Le néolibéralisme qui ravage l’humanité et la planète depuis trois décennies est un ordre social qui a marqué le regain de vigueur du pouvoir et des revenus des « classes » capitalistes. Gestions, politiques ? Tout pour la Bourse. Pouvoir d’achat, protections sociales ? Tout pour les profits, etc. La mondialisation néolibérale est-elle autre chose que la forme actuelle de « l’impérialisme » ? Libre commerce et libre mobilité des capitaux en sont les piliers. La mise en concurrence de tous les travailleurs du monde a simultanément permis à des pays comme la Chine de contribuer à sa trajectoire de développement et fait peser un fardeau considérable sur d’autres régions du monde comme l’Afrique ou l’Amérique latine. Sans parler de l’Europe. Mais cette concurrence prépare un monde désespérant pour tous. Quant à la « crise », inutile de faire un dessin.
Ce que nous a livré Marx dans le Capital est très précis : notamment, des théories de l’exploitation, de la concurrence, des changements de la technique et de la répartition encore non dépassées. Il reste évidemment du travail à faire tant au plan empirique (Marx n’a pas pu décrire le monde contemporain) que théorique (il existe de nouveaux outils).

Mais « les marxismes » n’ont pas cessé d’ajuster ce corpus théorique. Jusqu’où aller ?

G. D. : J’ai déjà mentionné l’impérialisme, qui n’est pas une notion propre à Marx. Je me limiterai à un point, le principal à mon sens : l’analyse de classe. L’opposition entre capitalistes et prolétaires est trop simple pour rendre compte de la complexité des structures et luttes de classe dans le monde actuel. La croissance des inégalités dans le néolibéralisme est très largement interne au monde des salariés. Aux États-Unis, en particulier, elle a monstrueusement favorisé les fractions supérieures du salariat, et il ne s’agit pas simplement de quelques PDG ou traders. C’est dur pour beaucoup de marxistes qui ont grandi dans le cocon de l’unité salariale face au capital, mais il faut franchir le pas.

Qu’en pense le philosophe ?

Emmanuel Renault : Les textes philosophiques de Marx proposent une approche des rapports de la pratique sociale, de la connaissance et de la critique susceptible d’être mobilisée de façon féconde dans d’importants débats philosophiques et sociologiques contemporains. Ce qui rend le positionnement « philosophique » de Marx particulièrement original par rapport aux pratiques actuelles de la philosophie tient au refus de réduire la philosophie à une discipline séparée des sciences sociales. En passant de la « critique de la philosophie » à la « critique de l’économie politique », Marx a plus ou moins explicitement exigé de la philosophie qu’elle réfléchisse de façon critique à ses présuppositions sociales, et au rapport entre la critique sociale et l’étude économique du monde historique.

On ne saurait donc trancher, sur ce qui reste le plus d’actualité chez Marx aujourd’hui, entre l’économie, la politique et la philosophie ?

E. R. : Nous avons cherché à montrer que les écrits de Marx conservent une grande actualité dans ces trois domaines. Le Marx « politique » développe une théorie de l’auto-émancipation qui, après avoir été tantôt prolongée tantôt refoulée dans le mouvement ouvrier, a trouvé de nouveaux développements dans les luttes féministes et contre différentes formes de domination racistes et ethniques. L’idée d’auto-émancipation continue à définir, selon nous, des perspectives programmatiques et stratégiques importantes pour les luttes sociales et les mouvements d’émancipation. Michael Löwy et Gérard Duménil ont déjà souligné, par ailleurs, que les analyses économiques et politiques de Marx permettent d’éclairer bien des aspects du capitalisme contemporain.
En divisant Lire Marx en trois parties, « Politique », « Philosophie » et « Économie », nous cherchions à montrer que, dans trois domaines de réflexion aujourd’hui séparés les uns des autres, les idées de Marx conservent une vraie force théorique, ainsi qu’une grande puissance de provocation et de suggestion. Mais nous sommes convaincus que l’intérêt des écrits de Marx tient tout autant au fait qu’ils combinent ces trois domaines de réflexion, par exemple en interrogeant les conditions et les effets politiques des processus économiques. Ce qui fait l’actualité de Marx, dans un univers intellectuel toujours plus compartimenté et spécialisé, c’est largement cette volonté de subvertir la division du travail entre politique, économie et philosophie.

Idées
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