Quand il ne reste plus que la rue

La rudesse de l’hiver a remis en évidence le sort des sans-abri. C’est le cas de Thibault, qui s’est retrouvé dans la rue à la suite d’une rupture. François, lui, y campe depuis un bail. Ils témoignent. Reportage.

Linda Maziz  • 21 janvier 2010 abonné·es
Quand il ne reste plus que la rue
© *Les prénoms ont été changés.

Thibault* n’aurait jamais pensé que ce jour arriverait. Il ne s’y était pas préparé. On ne peut pas le lui reprocher : personne n’imagine se retrouver un beau matin dans la rue, sans savoir où aller. « C’est seulement quand on y est qu’on commence à réaliser. » Son histoire est désespérément banale. Il y a quelque mois, il n’avait aucune raison de s’inquiéter. Marié, deux enfants, cuistot de formation, il enchaîne les missions par Intérim dans les restaurants. « La petite vie tranquille, quoi. » Et puis, sans prévenir, sa main gauche lui cause des soucis de santé. Il doit rendre son tablier. Peu après, c’est son couple qui lâche. Il laisse l’appart à sa femme « pour les enfants » , et se met en quête d’un nouveau logement. « Je savais que ça n’allait pas être évident. » En fait, c’est pire. « Dans le social, c’est bouché, et dans le privé, les loyers sont hors de portée quand on n’a pas de CDI ni de garanties. » Système D : il fait la tournée de ses potes et squatte plusieurs canapés. Ne voulant pas abuser de leur hospitalité, qui de toute façon n’est qu’à durée déterminée, il tente sa chance à l’hôtel. Aux environs, toutes les chambres au mois sont saturées, et ce n’est pas avec ses 680 euros d’allocations qu’il va pouvoir se payer une piaule à 30 euros la nuit. Finalement, un voisin de son ancien HLM, qui vit seul dans son F4, lui sous-loue une chambre de 8 m2, à 400 euros par mois. Pas génial et pas très légal, « mais, faute de mieux… » . Sauf que ce n’est pas la colocation qu’il s’était imaginée. Au bout de deux mois, Thibault se retrouve avec ses affaires sur le palier. Et qu’importe si on est en hiver, son bailleur officieux n’a que faire de la trêve des expulsions. Et c’est ainsi, que par un vendredi de décembre 2009, Thibault, 32 ans, s’est retrouvé sur le trottoir avec ses valises, dans son jean repassé et ses baskets immaculées. La rue à perte de vue.

François aussi a eu son premier jour. À vue de nez, ça ne date pas d’hier. François, c’est l’incarnation même de l’image qu’on se fait du SDF. Barbe emmêlée, fringues trouées, le teint bitumé, les ongles noirs, le sourire édenté. À le regarder se noyer sous ses couvertures, on se demande presque s’il se complaît à vivre en marge de la société. Pourtant, avant de se retrouver sur le chemin de l’exclusion, François aussi a longtemps vécu au rythme métro-boulot-dodo. « J’étais dans la merde par intermittence. J’avais du boulot, j’avais un studio, et puis je n’en avais plus. Des fois, je dormais à l’hôtel, des fois en foyer. » La résistance a duré plusieurs années. Jusqu’en mai 2008, où, après s’être retrouvé pour la énième fois sur le bas-côté, François s’est résigné. La rue a fini par avoir raison de lui, il a abdiqué. Il n’avait plus envie de supplier et plus le courage de se faire assister.

Après avoir épuisé son répertoire, la batterie de son portable a lâché. Thibault a donc composé le 115 d’une cabine. « On m’a dit que c’était un numéro vert, pour les urgences sociales. » Certes, le mot urgence est dans l’intitulé, mais il suffit d’une tentative pour comprendre qu’il ne faut pas être pressé. « J’ai laissé sonner plus d’une heure avant que quelqu’un daigne décrocher. » En fait, comme tous les jours, le 115 est saturé. Après avoir expliqué sa situation, Thibault apprend que ce soir il a « de la chance ». Façon de parler. L’agent peut lui proposer trois nuits dans un hôtel, à une trentaine de kilomètres, en pleine zone industrielle. Oui mais Thibault n’a plus un rond et pas de moyens de locomotion. Ce n’est pas un problème, une équipe du Samu social va l’y emmener. Elle sera là dans les prochaines heures. Impossible d’avoir une estimation plus précise. C’est que ­d’autres attendent aussi une couverture, une aide alimentaire ou un transport, et qu’il n’y a qu’un seul véhicule en service sur tout le département. En raccrochant, Thibault est quelque peu contrarié. Se retrouver dans un bled paumé, ce n’est pas vraiment ce dont il rêvait. Et puis, il s’attendait à être un peu mieux considéré. Là, il commence à comprendre que son cas n’a rien de particulier. Avec un peu plus d’ancienneté, il apprendra même à être un peu plus reconnaissant. Car le 115 lui a fait une faveur. Non seulement on lui a trouvé une place au chaud, mais à l’hôtel ! C’est ce qu’il y a de plus prisé. Il aurait pu appeler un jour où tout est déjà complet. Ou atterrir dans un foyer et découvrir d’emblée la joie de partager l’intimité de son sommeil avec des SDF plus ou moins bien conservés.

Les CHU (les centres d’hébergement d’urgence), le 115, les hôtels et tout le tralala, François ne veut plus en entendre parler. « La vie en communauté, non merci. Souvent, tu te retrouves avec des mecs agressifs, bourrés et qui attendent que tu dormes pour te dépouiller. Et puis tous les jours c’est rebelote, tu te réveilles le matin à Pétaouchnok sans savoir où tu vas dormir le soir. Tu passes tes journées dans les transports à trimballer tes sacs. Il y a un moment où tu dis stop, où t’as plus envie de te battre. » Maintenant qu’il vit dans la rue, il a l’impression d’avoir retrouvé un peu de sa liberté. Il assure même que son emploi du temps est bien chargé. « C’est plus dur d’être dans la rue que de travailler. » C’est à Chatou qu’il a décidé de s’installer. Par commodité géographique, d’abord, mais aussi pour le côté symbolique. «  Il y a de ça bien des années, je travaillais ici. Je passais tous les jours devant un clochard qui dormait sous un abri de bus. Moi, je me disais que si ça m’arrivait, je préférerais me suicider. Maintenant, je suis comme lui, mais je tiens toujours à la vie. » D’ailleurs, ce n’est pas parce qu’il dort dehors que François a tiré un trait sur son avenir. À 52 ans, il a encore des projets. Surtout, il en est persuadé, il ne lui reste plus que quelques mois de rue à tirer. « Quand je me suis retrouvé dehors, j’ai fait une demande de logement social, ici, à Chatou. On m’a dit qu’il y avait deux ans d’attente. » Bien sûr, il se doute que c’était une façon de parler. Mais ça finira bien par arriver. Alors il guette dans son courrier une lettre de la municipalité, et il attend son tour à deux pas de l’hôtel de ville, dans le sous-terrain piétonnier, où il a pris ses quartiers.

Après deux heures quinze à attendre dans le froid, Thibault s’est calmé. Il est soulagé de voir le véhicule de la Croix-Rouge se garer. Il est 18 heures. Avec la circulation, il faudra plus d’une heure pour arriver à destination. Du coup, on a le temps de discuter. Ça tombe bien. Thibault a plein de questions. Pour répondre à sa méconnaissance totale des aides sociales, les deux équipiers dégainent ce qui ressemble à un manuel de survie pour sans-abri. C’est édité par la Ddass. Ils n’ont pas titré « Bienvenue dans le monde de la rue », mais c’est un peu l’idée. Dedans, il y a tout. La liste des centres d’hébergement, des accueils de jour pour boire un café, se laver, se changer, les adresses et les horaires des Restos du cœur, des centres de soins, il y a même celles des coiffeurs et des laveries. Vraiment bien pensée, cette brochure d’accueil.

Thibault remercie. Ça lui servira peut-être plus tard, mais ce qui l’intéresse pour l’instant, c’est comment ça va se passer lundi. « Il faut rappeler le 115. » C’est là que se font les orientations et que se gère l’attribution des places dans tout le département. Le mieux, par précaution, c’est d’appeler de bonne heure. « Donc, tous les jours, il faut appeler le 115 pour avoir un hébergement ? Mais c’est supercontraignant ! » Les volontaires de la Croix-Rouge lui demandent de ne surtout pas se décourager. Ils lui recommandent aussi de voir une assistante sociale, qui trouvera peut-être un moyen de l’aider. N’y a-t-il pas des solutions longue durée ? Il y a bien les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), mais ils sont difficiles d’accès. Avec la loi Dalo, tous ceux qui ont pu décrocher leur ticket d’entrée peuvent y rester jusqu’à ce qu’une solution pérenne leur soit proposée. Ce n’est pas que ça n’arrive jamais, mais quand même. Il y en a trop peu qui s’en sortent pour absorber les demandes de tous ceux qui attendent. Alors mieux vaut ne pas trop se faire d’illusions.
Et puis, qui sait, d’ici à lundi, il aura peut-être trouvé une autre solution. Voilà, on est arrivé. Ses deux chauffeurs sortent du coffre de la voiture des sachets de soupe chinoise déshydratée, arômes bœuf et poulet, des barres de céréales, des couverts en plastique, un peu de pain et du café. Ils ont aussi quelques produits d’hygiène et des sous-vêtements, mais Thibault a déjà ce qu’il faut. C’est bon, il est paré, il n’y a plus qu’à aller voir sa chambre. Lit double, table basse, chaise, télé. Les toilettes et les douches sont sur le palier. Les équipiers s’excusent, mais ils doivent prendre congé. À peine entré, Thibault branche son chargeur de portable, des fois qu’on l’ait rappelé. Pas de nouveau message.

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