« Une force consciente de sa finalité »

En s’appuyant sur divers exemples, le politologue Fabien Jobard* se demande à quoi ressemblerait une police idéale. Autonome ? Participative ? Désarmée ?

Fabien Jobard  • 21 janvier 2010 abonné·es

La police est de ces institutions qui semblent faire obstacle à tout projet positif. Elle est en effet d’abord perçue comme une opposition : la police est cette institution qui a pour fonction de faire en sorte que tout-ce-qui-survient-et-ne-devrait-pas-survenir-cesse-ou-se-déroule-autrement, selon l’ethnologue Egon Bittner. Elle est donc, en soi, une force « négative ». Devrait-il, dans un monde idéal, en être autrement ? Pas forcément… Car, si la police devient une force positive, alors elle se substitue tout simplement au politique ; elle redevient ce qu’était le projet eudémonique, soit le projet des sciences de gouvernement du XVIIIe siècle (les bien nommées « Polizeiwissenschaften » ), qui entendaient faire de l’État et de l’administration la force qui, contrôlant tout (les naissances, les productions, les idées…), assure le bonheur de tous. D’une certaine manière, une bonne police serait une police qui ne se soucie surtout pas du bonheur des gens.

On peut retourner à une définition plus juridique : la police est l’organe dépositaire de la « violence légitime ». Une bonne police serait donc une police qui n’emploie de force physique que conformément à un ordre légitime. Elle n’est dans cette perspective que l’instrument d’une autorité supérieure. Si l’on veut une autre police, il faut un autre gouvernement. L’affaire est toutefois plus compliquée, car la police a plus encore que les autres administrations cette capacité de se développer comme un pouvoir autonome. Pour n’en rester qu’à la France, songeons à la manifestation policière du 13 mars 1958 devant l’Assemblée nationale, qui jouera un rôle décisif dans le basculement vers la Ve République ; à l’autonomie structurelle de la police parisienne pendant la guerre d’Algérie, y compris sous de Gaulle ; à la pression policière constante durant les années 1981-1983 ; ou au rôle subversif des élites policières au début des années 2000. Autre paradoxe, donc : une bonne police, c’est peut-être d’abord une police tenue par son gouvernement.

Il reste à la police sa compétence irréductible, celle d’employer la force. Une bonne police, à l’image de la police britannique, est, dans ce cas, une police désarmée ou, à l’image de ce que demandent divers collectifs ou forces politiques, une police sans armes particulières. Sa force doit être strictement proportionnelle aux fins à atteindre et au risque encouru. Relisons l’affaire Joachim Gatti à l’aune de ce principe, et l’on verra que c’est moins l’arme qui est en cause, en l’occurrence le Flash-Ball, que le principe même qui préside à l’emploi de toute arme, y compris les mains nues : la force policière doit être une force consciente de sa finalité. Une bonne police, ce serait, en premier lieu une police qui emploie une force raisonnable.

En effet, il ne faut jamais oublier que la police est un instrument subordonné à une instance qui lui est supérieure. L’État central en France, le maire aux États-Unis. Face aux émeutes sanglantes des années 1960, face ensuite à la mortalité très élevée des interventions policières dans les villes américaines, notamment des Noirs, un grand mouvement de réforme a vu le jour aux États-Unis à partir du début des années 1980, dont la ville de Chicago fut l’emblème : Community Policing, « police communautaire », Neighborhood Policing, « police de proximité », etc. Ces réformes, qui obligeaient les policiers à rendre des comptes aux populations, à l’échelle des quartiers, ont eu un impact qui reste très controversé parmi les sociologues. La létalité des interventions policières a certes beaucoup baissé ; mais comme a fortement baissé la criminalité violente. En réalité, les lieux de rencontre entre la police et la population ont principalement drainé les habitants les plus favorisés, qui parfois plaidaient pour un renforcement des dispositifs répressifs, si bien que ces types de « police participative » n’offraient pas nécessairement de nouvelle ou de meilleure police par rapport à des polices gouvernées d’en haut. Les villes dans lesquelles ces dispositifs ont eu un impact sur la manière dont la force est effectivement employée à l’égard des Noirs sont celles dans lesquelles ces derniers bénéficient de représentants de quartiers institués, de groupes de pression incisifs.

Réfléchir à une « police idéale » ne peut se faire sans réformer l’organisation politique dans laquelle cette police n’est qu’un rouage. Penser la police pour elle-même renforcerait au contraire la tendance à l’insularité policière. Dans l’attente, concentrer l’attention sur l’usage de la force reste le moyen le plus sûr de penser une meilleure police, une « force publique ».

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Quelle police voulons-nous ?
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