Des chasseurs, des poètes et des boxeurs

En cent cinquante images,
Philippe Bordas montre la magnificence de l’Afrique. Une exposition exceptionnelle à la fois poétique et politique.

Jean-Claude Renard  • 25 février 2010 abonné·es

Des hommes couverts de fétiches, harnachés, armés, chapeautés. Les couleurs gueulent dans l’encadrement, chahutent dans la cambuse de l’objectif, dans des tonalités ocre empruntant aux clairs-obscurs du Caravage. Les chasseurs du Mali relèvent de la nuit des temps. Sans cliché. Une confrérie indivisible et fière. Car n’est pas chasseur qui veut. L’ordre exige la maîtrise du sol, des animaux, le respect d’une histoire orale séculaire.
Il y a neuf ans, à Bamako, Philippe Bordas tombait sur l’armée ressuscitée des chasseurs, surgissant de l’Ouest africain. L’ordre ne s’était pas rassemblé depuis le XIIIe siècle. Ça remet loin. Le photographe a suivi leurs pérégrinations, livrant aujourd’hui le visage de bougres exemplaires et dont ces images forment le mémorial. Ad vitam aeternam. En touches intenses. C’est du brutal. Des trognes parfois patibulaires, qui ne rigolent guère, boa autour du cou, fusil à portée de main. Dans l’embrasure d’une porte, au seuil d’une masure ou dans la cambrousse (in)délicate, Philippe Bordas saisit la préparation des chasses, les rituels, les veillées éclairées par l’incandescence d’un feu, les visages chargés d’ironie face à l’objectif de l’homme blanc, sûrs de leur destin indestructible. Z’ont le temps avec eux, morigéné à souhait, dompté, caressé.
Aux grands formats de 120 x 80 cm succèdent des formats, plus petits, en noir et blanc, fixant pareillement la noblesse. Et une confrontation constante entre l’homme et la nature. Entre le cérébral et l’émotion, la force et l’élégance, sauvage. Où l’émotion finit par l’emporter. Pour le photographe, dérouillé par les traversées des bidonvilles et des savanes, ces chasseurs sont « des héros modernes dans la solitude des villes et la bibliothèque du temps. Ce sont des héros autodidactes réprouvés par les élites blanches et noires, des acharnés pleins de douceur, des titans respectueux, des vindicatifs ».
Autre décor, plus resserré, en noir et blanc. Celui d’un prophète, poète : Bruly Bouabré. Véritable mythologie active. Enfant pauvre sorti du bois, Bouabré n’a pas inventé un style, à la manière de Joyce ou de Céline, mais une écriture. C’est un fils de rien, éduqué à Vercingétorix, piètre presse-buvard, aujourd’hui âgé de 87 ans, secoué à son quart de siècle par une révélation solaire dans le creux des bâtisses coloniales, « élu à récapituler les syllabes de ses ancêtres soumis ». Sculpteur du langage, géomètre, cador de la graphie, Bruly a mis au point « une écriture armée à lances pictographiques et flèches cunéiformes », commente le photographe. Autoproclamé « le Révélateur », il s’est fait « le Champollion spontané de son ethnie bété », offrant un alphabet à une culture privée de lettres, cultivant l’oralité depuis des lustres antiques. Son écriture est à lire comme l’outil d’une résurrection. Tour de Babel, bottin foisonnant, l’œuvre se partage en livres, cahiers, fascicules et milliers de dessins. « Des inscriptions animales, débris d’université, bribes de journaux, sentences morales, techniques antiques, proverbes modernisés. Bruly crée une encyclopédie selon son gré. » Encastré dans le Leica du photographe, il conjugue la modestie, l’air de rien et la jouissance d’un continent.
« Témoin blanc d’une fable noire », dans son livre l’Invention de l’écriture, parce qu’il est aussi écrivain exceptionnel que puissant photographe, Philippe Bordas se plie au portrait de ce poète ivoirien. Au diapason des illégitimes affranchis, ces nobles petites gens du vélo brossées dans Forcenés, son précédent livre, symphonie littéraire articulée autour du cyclisme, non moins social, culturel et politique que ce texte ciselé au cordeau. Retours à la ligne compris pour une idem aristocratie populaire en majesté. Bordas hagiographise, homérise ce forgeron des mots, considéré comme le plus grand artiste africain vivant, disputé dans les galeries d’art. Bordas souligne combien « pacifiste dans l’âme, dédaigneux des luttes tribales et raciales, Bruly Bouabré réalise la forme verbale de l’insurrection. »
C’est précisément dans cette insurrection que se déploie cette exposition, en 150 images, à la Maison européenne de la photographie. Voilà six ans, Philippe Bordas exposait une somme prodigieuse partagée entre les lutteurs au Sénégal et les boxeurs des bas-fonds de Mathare Valley, épuisant bidonville de Nairobi. Foin de misérabilisme alors. Et place au courage des entrailles. Le troisième volet de cette exposition reprend en partie ces images d’une Afrique debout, branche gourdine, rêche et solide, dont l’une des scènes contemporaines, au point d’acmé, repose sur le sacre de Mohamed Ali à Kinshasa. Ali porté par tout un continent, une Afrique sur pied. « À poings nus ». Maintenant « héroïque », titre cette exposition où tout se tient et se contient, politiquement. Des chasseurs trempés d’immortalité au poète Bruly calé dans le scripte. Bordas s’inscrit contre l’effondrement et l’oubli, loin de la violence et de l’épidémie répandues, ordinaires. Il livre une Afrique « de la mémoire, celle de l’écriture vive et de la poésie en acte, de la rébellion et de l’insoumission ».

Culture
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