Des femmes répondent à Élisabeth Badinter

Pour la philosophe Élisabeth Badinter, le diktat de l’écologie défend un modèle de mère rétrograde. L’allaitement serait le symbole le plus manifeste de cette régression. Des femmes s’insurgent et dénoncent une posture idéologique et réactionnaire.

Ingrid Merckx  • 18 février 2010 abonné·es
Des femmes répondent à Élisabeth Badinter
© Photo : JUPITERIMAGES/AFP

Les réactionnaires ne sont pas où l’on croit. Ce sont les « bonnes mères écologiques » , d’après la philosophe Élisabeth Badinter, qui part en croisade contre le « diktat de l’écologie » . Dans son dernier livre, le Conflit, la femme et la mère [^2], elle dénonce « le retour en force du naturalisme » , une « idéologie » qui ferait de « Mère Nature » une nouvelle tyrannie soumettant les femmes à des « lois » de plus en plus contraignantes, avec comme première conséquence de les renvoyer à la maison. Condamnation du tabac et de l’alcool pendant la grossesse, bataille du lait, réticences face à la pilule et à la péridurale, méfiance à l’égard de la chimie et de l’agroalimentaire, accouchement à domicile, « peau à peau » dans les maternités, couches lavables, « co-dodo » et retour de l’instinct maternel… Tout y passe. Et tout converge sous l’étiquette d’une écologie mal définie : Nathalie Kosciusko-Morizet (ex-ministre UMP de l’Écologie) et Cécile Duflot (secrétaire nationale des Verts) se retrouvant sur le même banc.

Trente ans après l’Amour en plus
– qui tordait le cou à l’instinct maternel –, la philosophe vilipende le « retour en force du maternage » , accusé de « culpabiliser » celles qui ne s’y retrouvent pas. « 1980-2010 : une révolution s’est opérée dans notre conception de la maternité. Aucun débat, aucun éclat de voix n’a accompagné cette évolution, ou plutôt cette involution. Pourtant son objectif est considérable puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de remettre la maternité au cœur du destin féminin. » Amalgamant naturalisme et écologie, la philosophe se donne pour mission de révéler cette « guerre idéologique souterraine » qui menace l’émancipation et l’égalité des sexes. Symbole de la régression selon elle : l’allaitement, qui réduirait la femme à la femelle. Plus exactement, les politiques en faveur de l’allaitement et la Leche League (LLL), association de soutien aux femmes qui allaitent.

L’ennemi est mieux identifié que le modèle de référence dans cet ouvrage qui tient plus du dossier à charge
– malgré des précautions d’usage – que de l’argumentation. S’il a le mérite d’évoquer la discrimination subie par celles (et ceux) qui ne veulent pas d’enfants, il ouvre surtout un boulevard aux idées reçues, qui trouveront désormais une caution intellectuelle. En tout cas, l’absence de réel contradicteur lors de sa journée de promotion sur France Inter le 11 février, peut le laisser craindre.
Pourquoi maintenant ? Par certains aspects, ce coup médiatique n’est pas sans rappeler la bronca de Claude Allègre contre le réchauffement climatique. Il y a, à l’heure où l’écologie a le vent en poupe, une forme d’aubaine à prendre cet élan à contre-pied. Certains font aussi un lien entre cette colère d’Élisabeth Badinter et ses responsabilités au conseil de surveillance de Publicis, dont l’un des clients est Nestlé. Mais son pamphlet fleure surtout la réaction épidermique : son indignation remonterait à la parution en 1998 du décret Kouchner interdisant la publicité pour les laits en poudre dans les maternités. Encourager l’allaitement signe, pour la philosophe, un recul en matière de libération de la femme. Alors que cela ouvre, pour d’autres, des perspectives en matière de nouvelles libertés à conquérir. Comme la pilule en 1967 et l’avortement en 1974, l’allaitement se trouve, en 2010, au carrefour d’un débat de société.

« On est passé de “Vous avez le droit d’allaiter” à “Vous devez allaiter.” Les pressions d’ordre moral ont remplacé un choix légitime, sous la houlette de la Leche League » , estime Élisabeth Badinter (Libération, 10 février). Association arrivée des États-Unis en France en 1979 et suffisamment puissante, selon elle, pour influencer l’OMS, LLL rassemble 330 animatrices dans l’Hexagone, dont une poignée seulement très militantes. Ses représentantes n’en reviennent pas du pouvoir que la philosophe leur attribue ni de son assaut contre le « modèle » qu’elles représenteraient. « Au conseil d’administration, on travaille toutes ! » , s’étonne Isabelle Seroul, de LLL. Et si les fondatrices américaines de 1956 étaient en effet catholiques, « la plupart ne sont absolument pas dans la tendance “catho de droite” », assure la présidente, Bénédicte Opitz. « Élisabeth Badinter ne nous connaît pas ! LLL défend le libre choix, sans jugement. Notre objectif, c’est d’accompagner les femmes qui veulent allaiter et rencontrent des difficultés. Jamais on ne défendra l’allaitement dans la douleur ! », s’offusque-t-elle.

« C’est scandaleux d’associer l’allaitement au retour à la maison, s’indigne Christine Coursaget, sage-femme, consultante en lactation et formatrice Co-naître. La plupart des femmes qui allaitent travaillent. Et celles qui allaitent plus de trois mois subissent des pressions dont personne ne dit mot ! Certes, les femmes sont dorénavant encouragées à allaiter dans les maternités. Mais ce sont des recommandations de santé publique : si l’allaitement relève toujours du libre choix, il est du devoir des professionnels de santé de le promouvoir », ajoute-t-elle en renvoyant au Programme national nutrition santé 2006-2010. « Des femmes m’ont confié s’être senties forcées d’allaiter à la maternité, reconnaît-elle. Mais d’autres se cachent d’allaiter “encore”. D’où la nécessité de mieux former les professionnels et de mieux informer les futures mères. Associer mère parfaite et mère écolo relève de la caricature. Les femmes qui allaitent plus de deux ans sont très minoritaires ! L’allaitement n’est pas idéologique, mais relève du bon sens : depuis les années 1970, on a fait des découvertes, le lait maternel ­concentre tous les avantages parce qu’il permet nutrition, protection et communication. C’est aussi le mode le plus économique. Enfin, la culpabilité, je la remarque surtout chez celles qui regrettent de ne pas avoir allaité ou n’ont pas réussi. »

« C’est ridicule d’opposer le sein et le biberon, tranche Thierry Harvey, gynécologue et directeur de la maternité des Diaconesses à Paris. Toutes les mères “donnent du lait”, les deux systèmes sont complémentaires. Je ne comprends pas les pressions sur celles qui ne veulent pas allaiter, il en va de leur choix personnel et de leur rapport à leur corps ! Je ne comprends pas non plus les pressions sur celles qui veulent continuer à allaiter en reprenant le travail. Le problème, c’est que notre société n’est pas organisée pour. D’où l’intérêt des trucs et astuces de la LLL, même si certaines “ultras” peuvent agacer. » En France, contrairement à d’autres pays d’Europe, cela reste « super mal vu d’allaiter longtemps » , insiste Christine Coursaget, qui rappelle que l’histoire de l’allaitement maternel est liée à celle de l’industrie laitière. « Dans les années 1970, un courant féministe a revendiqué une image de femme qui ressemble à un homme et donc donne le biberon, contre les “babas cool”, qui donnaient le sein. » Une opposition dépassée en 2010.
« Élisabeth Badinter a manqué un tournant, diagnostique Isabelle Seroul. Elle s’attaque aux féministes qui, héritant des acquis des années 1970, n’opposent plus les statuts de mère et de femme mais tentent de tout concilier. » C’est là le nouveau combat.

[^2]: Le Conflit, la femme et la mère, Élisabeth Badinter, Flammarion, 272 p., 18 euros.

Temps de lecture : 6 minutes