« Gare à l’illusion d’une toute-puissance française ! »

Selon Rony Brauman, cofondateur de Médecins sans frontières, les conditions du règlement du conflit ne pouvaient pas être importées de l’extérieur.

Denis Sieffert  • 11 février 2010 abonné·es

Politis : La qualification de génocide, ou de complicité de génocide, semble être devenue un enjeu. Pourquoi ?

Rony Brauman : Parce que le génocide est situé au plus haut dans la hiérarchie des crimes contre l’humanité. Il devient de fait un enjeu de reconnaissance, comme on le voit dans de multiples circonstances. Il y a une sorte de compétition accusatoire ou victimaire autour de cette notion. Le génocide suppose par définition l’ébranlement et la mise en œuvre d’un appareil étatique ou d’une machine. Mais on se prive d’une compréhension des stratégies de violence et donc des processus politiques en voulant les faire entrer dans une de ces catégories canoniques que sont l’intention, la planification, le ciblage. En ce qui concerne le Rwanda, notons que le chef d’inculpation d’entente en vue de commettre le génocide n’a pas été retenu, faute de preuves, toutes celles qui étaient avancées par l’accusation étant fabriquées.
L’approche juridique a l’inconvénient d’orienter vers la démonstration de l’intentionnalité et de la préméditation, et de rejeter dans le camp des négationnistes ceux qui contestent ou relativisent ces attributs. Or, on voit que cette recherche prête le flanc à des manipulations, et qu’elle est le plus souvent vouée à l’échec. En tout cas, personne n’a pu montrer qu’un plan d’extermination des Tutsis existait avant le début des massacres déclenchés à la suite de l’attentat contre l’avion présidentiel. Il y a bien eu génocide, mais il est temps de dépasser les schémas intentionnalistes réducteurs qui dominent les discours sur cette question.

La France a-t-elle été complice de génocide ?

Ceux qui l’affirment se fondent notamment sur l’existence d’un programme préexistant aux tueries, dont la France aurait eu connaissance et n’aurait pas tenu compte. On touche bien là à l’enjeu politique de l’intentionnalisme : construire une accusation de complicité rendue plausible par l’existence de documents, même si ces « preuves » ont été fabriquées de toutes pièces.
Le soutien de la France au « Hutu Power » au-delà du raisonnable est une réalité, et je suis bien d’accord avec ceux qui en font une critique sévère, mais il n’a rien d’un soutien à un projet génocidaire. Cette lecture rétrospective fait du génocide l’aboutissement nécessaire d’une logique implacable, réduction linéaire d’une histoire beaucoup plus complexe et contingente.

Les accords d’Arusha, patronnés par la France à la suite de l’intervention militaire française d’octobre 1990, étaient une voie de dépassement politique du conflit armé. Sur ce point, je suis d’accord avec Hubert Védrine, et ce n’est pas un détail. Mais dès 1991, et avec une intensité croissante jusqu’à fin 1993, ces accords ont été systématiquement violés des deux côtés. La plupart des acteurs de l’époque étaient conscients que ce projet de partage du pouvoir n’était qu’une vitrine derrière laquelle les radicaux, FPR inclus, préparaient l’affrontement pour une victoire totale de leur camp. La qualification de génocide, « crime des crimes », conduit à se représenter des « survictimes » et des « surbourreaux ». Toute mise en cause de la responsabilité de ceux qui prétendent représenter les premiers (le FPR) apparaît comme un acte de complaisance à l’égard des seconds. Il y eut génocide, et il y avait guerre. L’une est ­d’ailleurs la condition de l’autre. La France a pris parti dans cette guerre, dont elle a cherché à être l’arbitre. Position intenable.

Pourquoi cette inertie française pendant cette période 1991-1993 ?

Je pense que les raisons principales sont la conviction que les accords d’Arusha étaient bons, et la volonté de montrer aux régimes alliés africains francophones qu’ils ­peuvent compter sur le soutien de Paris.

C’est, comme nous le disait Hubert Védrine (Politis n° 1060), pour maintenir le crédit de la parole de la France…

Cela se comprend. Le crédit de la parole de la France est un gage de son influence. Mais il faut remonter encore une fois à 1990. L’intervention de la France, avec trois cents hommes sur le terrain, pour repousser le FPR, a alors réactivé un rêve de puissance. C’est l’illusion selon laquelle on peut faire basculer un rapport de forces avec un petit groupe de professionnels déterminés et bien armés. Mais le gel d’une situation militaire n’est pas le règlement du problème, qui finit par resurgir, à un niveau de violences pouvant être bien supérieur. La hantise des politiques, et c’est tant mieux d’après moi, est celle d’un engrenage de violences aujourd’hui ­inassumable (pensons à l’Afghanistan).

Une intervention au moment du génocide impliquait une prise de contrôle du territoire. Des généraux estiment qu’il aurait fallu cinq mille soldats bien entraînés, et cela en une dizaine de jours, pour arrêter les massacres. Soit. Mais ensuite, que se serait-il passé ? Quel régime de tutelle aurait désarmé les forces en présence ? Les précédents ne manquent pas pour mettre en doute la capacité de la communauté internationale organisée à mettre en œuvre un tel programme. Voilà pourquoi c’est en fait l’interventionnisme de 1990 qu’il faut interroger. Tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, la décision n’a pas été démocratique. Sur le fond, quels étaient les moyens de faire respecter ensuite les accords ? Je rejoins ici Védrine. Les conditions du règlement du conflit ne pouvaient pas être importées de l’extérieur. C’est cela qu’il faut interroger, selon moi, bien plus que la non-intervention de 1994. Si la France n’était pas intervenue en 1990, le FPR aurait pris le pouvoir et installé sa dictature. Mais il n’y aurait pas eu de génocide quatre ans plus tard.

Le troisième volet est le plus troublant. La France reçoit des membres du gouvernement intérimaire, responsables du génocide. Et puis il y a l’opération Turquoise.
Le reproche adressé à la France, on peut l’adresser aux pays africains, la Tanzanie, le Zaïre. Les Nations unies aussi continuaient de reconnaître les représentants du Hutu Power. L’attitude de la France était très consensuelle. ­S’agissant de l’exfiltration, il faut savoir que, de Kigali, il faut trois ou quatre heures pour gagner la frontière du Zaïre. Le Hutu Power n’avait sans doute pas besoin de la France pour rallier le Zaïre. C’est là aussi surévaluer le rôle de la France que de penser qu’elle était à la fois indispensable et toute-puissante. Les pays africains sont majeurs. Faire de la France la principale ­responsable relève d’un moralisme néocolonial.

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