Qui n’a pas (encore) eu sa garde à vue ?

À la veille d’une réforme de la garde à vue, et au-delà d’une actualité relayée par les médias, deux livres reviennent sur une mesure de plus en plus abusive.

Jean-Claude Renard  • 18 février 2010 abonné·es
Qui n’a pas (encore) eu sa garde à vue ?
© Photo : Horvat/AFP Le Livre noir de la garde à vue, parfait manuel de savoir-vivre en commissariat, Patrick Klugman, éd. Nova, 156 p., 11 euros. Gardés à vue, Matthieu Aron, Les Arènes, 280 p., 18,50 euros.

Établie par une circulaire ministérielle de 1903, consacrée par les lois de Vichy et codifiée dans le code de procédure pénale de 1958, la garde à vue (GAV) est une pratique policière a priori exceptionnelle. Pénible, aussi : on est retenu durant un temps indéterminé mais limité (24 heures renouvelables), à la disposition des enquêteurs, sans effets personnels, sans lacets, ni ceinture, ni lunettes. Généralement dans un cul de basse-fosse. Loin des libertés fondamentales individuelles et de la dignité des personnes. Récemment, au cours d’une série documentaire radiophonique remarquable (voir Politis , n°1085), Joseph Beauregard avait rapporté dix témoignages, autant d’abus. La semaine dernière, dans le XXe arrondissement de Paris, interpellée chez elle, une adolescente de 14 ans a passé dix heures en GAV, en pyjama (il lui a été interdit de s’habiller avant d’être embarquée pour le commissariat), à la suite d’une altercation dans son collège. Une disproportion stupéfiante entre la procédure et les faits.

En attendant une réforme annoncée, les chiffres tombent. Officiels. En 2001, 336 000 gardes à vue ont été recensées. En 2008, leur nombre se monte à 577 816. Soit, en France, une personne sur 100. La GAV est devenue un lieu commun. La réalité est plus inquiétante : si l’on prend en compte les dégrisements, les délits routiers, les retenues administratives et les rétentions judiciaires, « on arrive à 750 000 gardes à vue par an » , estime le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue. Ces GAV aboutissent à seulement 60 000 condamnations.
Deux livres publiés simultanément éclairent le sujet. Gardés à vue , de Matthieu Aron, journaliste, rédacteur en chef de France Info, et l e Livre noir de la garde à vue , de Patrick Klugman, avocat au barreau de Paris (et vice-président de SOS Racisme). Au-delà d’une actualité brûlante relayée par les médias – mais qui n’a rien d’une actualité –, ils disent combien un État démocratique prive un citoyen de sa liberté sans débat contradictoire. Le premier recense nombre de cas, s’appuie sur les rapports accablants de Jean-Marie Delarue, égrène les humiliations, met en lumière le lobby policier. Et pointe une inflation des ­chiffres, liée à « une culture du résultat » exigée par l’Élysée, inspirée par la tolérance zéro de Rudolph Giuliani, ex-maire de New York, entraînant « une folle escalade des interpellations » , poussées par « les indices de performances » imposés par ­l’Intérieur. À fouiller de près les GAV, « les premiers à violer la procédure pénale sont ceux qui sont chargés de la faire respecter : les policiers » . Un nouvel ordre social s’est instauré qui « dit le rapport ambivalent que notre société entretient avec la sécurité et les libertés publiques ».

Pour Patrick Klugman, « depuis 2002, une culture du chiffre consiste à faire croire que la police travaille mieux quand il y a davantage d’arrestations. Ce qui est absurde. On a transformé les policiers en VRP de l’arrestation en les détournant de leur mission essentielle » . Klugman étaye son ouvrage de plusieurs cas abusifs, mais conduit son propos en tant qu’avocat. Suivant les rapports de la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), ouvrant les cellules de commissariats, il revient sur les conditions légales de la GAV, expose les droits des gardés à vue, livre une série de conseils pratiques. Surtout, il souligne les carences des procédures : d’une part, la présence d’un avocat, normalement susceptible de s’entretenir avec son client au début de la procédure, mais à peine vingt minutes, sans avoir accès au dossier, et réduit à un rôle de visiteur courtois et dont le même client est auditionné seul. Et, d’autre part, le dysfonctionnement d’une GAV qui relève du seul pouvoir (souvent arbitraire) d’un officier de police judiciaire et dont la fin tient à la seule décision du procureur de la République. Ce dernier étant averti par fax, il arrive le plus souvent qu’il apprenne une GAV le lendemain matin à son bureau.

On l’a vu, les mineurs ne sont pas épargnés. Or, conformément à l’article 40 de la Convention internationale des droits de l’enfant, « tout enfant suspecté, accusé ou convaincu d’infraction à la loi pénale doit avoir le droit à un traitement qui soit de nature à favoriser son sens de la dignité et de la valeur personnelle » . La garde à vue devrait dès lors être supprimée au profit d’une convocation au commissariat avec, dans certains cas, la présence des parents lorsque les mineurs ont moins de 16 ans.

Fin janvier, après les tribunaux de Nancy et de Bobigny en 2009, le tribunal correctionnel de Paris invalidait cinq GAV pour non-respect de la Cour européenne des droits de l’homme, jugeant que les avocats n’avaient pu exercer pleinement leur rôle de défenseur. Les tribunaux ont ainsi suivi deux arrêts européens de 2008 et 2009, permettant aux avocats de participer à la préparation des interrogatoires ; ce qui n’est pas le cas en France, laquelle est obligée de se plier aux décisions de Strasbourg. Les arrêts européens pourraient entraîner légitimement une cascade d’invalidations. Ce serait bien le moins. Et donnerait matière à réflexion pour la réforme à venir.

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