« Shutter Island », Martin Scorsese : l’île de l’aliénation

Avec « Shutter Island », Martin Scorsese signe un film renversant sur les vertiges de la folie.

Christophe Kantcheff  • 25 février 2010 abonné·es
« Shutter Island », Martin Scorsese : l’île de l’aliénation
© Photo : A. Cooper

Qu’y a-t-il derrière les apparences ? Est-on certain de voir vraiment ce qui s’offre à notre regard ? Ces questions vertigineuses sont au cœur des arts plastiques et visuels, notamment du cinéma, et plus particulièrement encore du dernier film de Martin Scorsese, Shutter Island . Mais pas d’inquiétude : Scorsese n’est pas du genre à tourner et retourner de telles questions avec de gros doigts patauds. Adapté du thriller éponyme de Dennis Lehane (l’auteur, entre autres, de Mystic River, porté à l’écran par Clint Eastwood), Shutter Island est un film à suspense, spectaculaire, qui s’ouvre comme un polar. Les interrogations philosophiques n’y sont pas assénées à coups de massue. Elles sont discrètement enfouies dans la narration, et se cachent dans les ressorts dramaturgiques – dont on ne dira rien ici, bien entendu.

Dans la dernière partie, ceux-ci bouleversent les perspectives et renversent le spectateur, pour le renvoyer aux saines questions énoncées ci-dessus. Il y a mille façons pour un artiste de suggérer au spectateur que le mieux n’est pas d’avoir des certitudes. Scorsese le fait avec virtuosité et intelligence, en plaçant notamment quelques signes avant-coureurs, qui font des trous dans les évidences. Ainsi le cinéaste, au moment où il révèle la vérité au spectateur, ne se joue pas de lui. Il n’y a pas manipulation mais, au contraire, l’éventuelle confirmation des doutes qui peu à peu lui sont venus, ne serait-ce que confusément.

L’action se passe en 1954. Deux marshals américains, Teddy Daniels (Leonardo DiCaprio) et Chuck Aule (Mark Ruffalo), débarquent sur une île, Shutter Island, entièrement occupée par un hôpital psychiatrique. Les deux flics viennent enquêter sur l’évasion d’une malade, qui a assassiné ses enfants sans que, depuis, son geste ne lui soit revenu à la conscience. Placés sous l’autorité des psychiatres qui dirigent l’hôpital (Ben Kingsley et le grand Max von Sydow, l’acteur fétiche de Bergman, quelle distribution !), ils comprennent vite qu’ils n’auront pas les coudées franches. Ils ne peuvent se rendre librement là où ils veulent, en particulier dans le bâtiment C, où l’on tient les malades les plus dangereux, ou jusqu’au phare, où des expérimentations, dit-on, sont pratiquées.
Shutter Island est un film en évolution constante. Alors que l’inquiétude fait place à l’angoisse puis à l’effroi, on découvre peu à peu que le passé de Teddy Daniels n’est pas dénué de traumas. Dix ans plus tôt, il a fait partie des troupes de l’armée américaine qui, en Europe, ont libéré, dans l’effarement, les camps de concentration. Puis, il y eut la mort de sa femme (Michelle Williams) dans l’incendie de leur immeuble, alors qu’il était absent.

Les aliénés, la découverte des camps, la mort de la jeune épouse… autant de représentations à risque, dont Martin Scorsese ne fait pas l’économie. Le film reste pourtant toujours juste, grâce à un travail de stylisation qui écarte les pièges de la caricature ou, pire, de l’obscénité. Les images des camps ont le statut de souvenirs, précis mais pas complaisants. La jeune femme revient sous la forme d’un fantasme, ou d’une apparition, qui, littéralement, se consume. Ces images surnaturelles d’une jeune femme douce et immatérielle sont à la fois poignantes et sombres.

Shutter Island est un grand film de mise en scène. C’est elle qui en imprime l’atmosphère, entre cauchemar et sueurs froides. Scorsese ne laisse rien au hasard, tout concourt à exprimer l’« âme » du film, les éléments comme les espaces. Ainsi, quand les deux policiers arrivent sur l’île, un orage menace. Il sera d’une rare violence, qui coupera opportunément toute communication avec le continent. Mais surtout, la puissance du vent et les tornades de pluie sont en résonance avec les esprits torturés qui peuplent l’île. De même, le cinéaste donne aux intérieurs et aux volumes une puissance particulière, jouant sur les contrastes entre ombres et lumières, à la manière expressionniste (on apprend d’ailleurs dans le dossier de presse que le Cabinet du docteur Caligari , film phare de l’expressionnisme allemand, a été l’une des références de Scorsese pour ce tournage). À titre d’exemple, quand Teddy Daniels parvient enfin à s’introduire dans le bâtiment C, il emprunte des tunnels labyrinthiques à eux seuls terrifiants.

Qu’y a-t-il derrière les apparences ? Le gouffre des brisures intimes, la souffrance des êtres en proie à des fantômes, mais aussi l’ultime pari de médecins humanistes (auxquels s’oppose, dans ces années 1950, une psychiatrie plus archaïque et violente). Le talent du cinéaste est de réussir à montrer qu’entre les apparences et ce qu’elles camouflent il n’y a parfois qu’un écart de regard. Shutter Island est l’œuvre d’un magicien inspiré.

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