Le temps des beaufs

Denis Sieffert  • 4 mars 2010 abonné·es

De l’un de ses ministres (rappeler son nom aujourd’hui n’aurait plus guère de sens), François Mitterrand disait qu’il était « suffisant autant qu’insuffisant ». C’est une assez bonne définition du « beauf ». Peut-être même la suffisance est-elle le trait vraiment distinctif de cet archétype social inventé par Cabu, il y a déjà bien longtemps. Ce qui fait le beauf, ce n’est pas tant l’inculture ou l’ignorance – tout cela est si relatif –qu’une certaine jouissance à se montrer inculte ou ignorant. Une absence totale de vergogne. Une propension à proférer les pires sottises avec jubilation. Signe des temps, certains de ces personnages sont actuellement en état de grâce. Assurément, le plus en forme est l’indéboulonnable Georges Frèche. Avec cette saillie délicatement anti-juive, à propos de Laurent Fabius « qui n’a pas une tête très catholique » , le satrape de Montpellier a sinon fait le tour de la question, du moins fait le tour de lui-même : après les Harkis en « sous-hommes » et les « noirs » trop nombreux en équipe de France de football, il ne lui reste plus guère que les Chinois (à moins que l’on ait nous-même manqué un épisode). Son ami Loulou Nicollin, président du club de la cité héraultaise, et qui témoigne du même esprit nimbé de délicatesse, ayant déjà lui sommairement réglé la question des « tarlouzes » [^2]. Tout est dit ou presque.

Un autre personnage qui a quelques ressemblances avec le premier, quoique ne donnant pas, lui, dans l’anthropologie de caniveau mais dans la climatologie de bazar, c’est Claude Allègre. Ce géophysicien du siècle dernier répand son sens commun dans un autre champ qui n’est pas moins redoutable. Comment le dire ? Il doit trouver qu’il y a trop d’écologistes dans l’équipe de France de football. Il tente en tout cas de nous convaincre tantôt que le réchauffement climatique n’a rien à voir avec l’activité humaine, et tantôt que si tout cela, d’aventure, avait un fond de vrai, on trouverait bien le moment venu le remède miracle. Bref, il nous dit ce qu’il est doux d’entendre : surtout ne changez rien à vos habitudes, et faites rouler votre 4X4 au moins quelques minutes chaque jour, ne serait-ce que pour aller acheter votre journal. Pour lui, les membres du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ne sont que de vils comploteurs qui ont «  des intérêts financiers »  : seraient-ils payés par les grandes firmes pétrolières pour inviter leurs contemporains à consommer moins de pétrole ? Serions-nous tombés vivants dans un remake de l’An 1, ce petit joyau post-soixante-huitard de Jacques Doillon où l’argent et la cupidité avaient disparu de cette Terre ? Mais Claude Allègre ne fait pas que se tromper, il a de surcroît une fâcheuse tendance à forcer la réalité en invoquant à l’appui de sa thèse des études introuvables et des scientifiques qui n’existent pas, comme ce monsieur « Tech », qui donnerait âme et visage au Georgia Institute of Technology.

Plusieurs confrères (dont Stéphane Foucart, du Monde , Sylvestre Huet, de Libération , voir aussi l’entretien avec Bertrand Méheust) ont relevé les innombrables fautes dans le livre de Claude Allègre, plaisamment titré l’Imposture climatique . Ils ont même dégoté parmi les cautions scientifiques citées par Allègre sur le climat le nom d’un illustre dermatologue… Mais voilà, avec sa cargaison de lieux communs et d’erreurs de toutes sortes, le livre de Claude Allègre se vend bien, merci. Nos confrères journalistes scientifiques peuvent toujours s’égosiller. La polémique sert la cause de l’auteur de l’Imposture . Plus profondément, le propos de M. Allègre est entendu parce qu’il est conformiste. Il caresse l’opinion dans le sens du poil. Comme Georges Frèche, sur un autre terrain, il se trouve des connivences faciles avec une partie de nos concitoyens. Ceux-là appartiennent d’ailleurs à des horizons fort différents. Les uns ont évidemment des intérêts à ce que rien de change. Ce sont les adorateurs, économiques et politiques, de la croissance [[Lire à ce sujet l’excellente analyse d’Hervé Kempf
(Le Monde du 28 février).]]. Vouloir maintenir ou améliorer le niveau de vie autrement que par la croissance, c’est envisager la redistribution et une autre forme de partage sociale. Le conservatisme politique est donc naturellement du côté de Claude Allègre. Les autres, à l’autre bout de l’échelle sociale, ont trop à faire avec l’âpreté de la vie quotidienne pour repenser leurs modes de vie. À ceux-là, il faudrait un discours clair et des compensations économiques. M. Allègre apporte juste ce qu’il faut de confusion pour conforter le conservatisme. On voit que le « beauf », avec son discours trivial, est une remarquable figure du sarkozysme. Il a une fonction politique, et une forme de culture particulière qui s’apparente fortement à la brève de comptoir.

On s’en voudrait, enfin, de ne pas mentionner ici un troisième larron qui peut figurer honorablement dans la catégorie plus haut définie. Il s’agit, bien sûr, de Michel Charasse, qui s’épanouit lui aussi dans le sarkozysme ambiant. Le voilà promu par son ami Président membre du conseil constitutionnel. L’observateur avisé aura noté que, comme les deux précédents, il n’est pas de gauche… et n’a absolument rien à voir avec le Parti socialiste. Ouf !

Retrouvez l’édito en vidéo.

[^2]: Louis Nicollin, avant d’être réprimandé par les instances du football, avait ainsi qualifié un joueur d’Auxerre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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