Chili : les premières bourdes de Piñera

Un mois et demi après le séisme qui a fait 432 morts et 98 disparus, le nouveau président de la République lance la reconstruction. Mais plusieurs scandales ralentissent les opérations. Correspondance, Claire Martin.

Claire Martin  • 8 avril 2010 abonné·es
Chili : les premières bourdes de Piñera
© PHOTO : IRIBAREN/AFP

Le nouveau Président chilien, Sebastian Piñera, ne dort pas. Il jongle. Il a dû mettre son programme de gouvernement et ses espoirs de diriger le pays le plus riche d’Amérique latine dans un tiroir. Depuis son arrivée au pouvoir, le 11 mars, l’homme d’affaires milliardaire s’attelle à deux priorités : la reconstruction après le séisme du 27 février, qui l’occupera tout au long de ses quatre ans de mandat, et la mise en place d’un gouvernement de droite après vingt ans passés dans l’opposition. Sebastian Piñera est en effet le premier président de droite élu depuis la fin de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). Jusqu’ici, c’était une coalition de centre-gauche, la Concertación, qui tenait les rênes du pays.
Or, le régime chilien est très présidentiel. Le chef de l’État, qui est aussi chef de gouvernement, doit nommer plus de 1 600 personnes. Et si Sebastian Piñera avait assuré durant la campagne avoir sous la main 3 000 cadres qualifiés prêts à prendre d’assaut les couloirs du palais présidentiel et la direction des institutions chiliennes, il lui reste environ mille postes à pourvoir un mois après son élection. Autant de chaises vides à la tête de nombreuses institutions d’État, dont le fonctionnement se trouve souvent paralysé.

Cet homme de 60 ans, parmi les plus riches du Chili, s’était fait le chantre de l’efficacité et de la rapidité, utilisant sa carrière entrepreneuriale comme preuve de ses capacités de gestion. « Je nommerai les meilleurs, les plus qualifiés, à tous les postes » , « je ferai les choses bien » , a-t-il martelé durant la campagne.

Or, quand il nomme, il nomme souvent mal. Un consul en Bolivie, pays frontalier en bisbille avec le Chili, ayant déclaré il y a dix ans : « Les meilleures relations que nous pouvons avoir avec la Bolivie, c’est de n’avoir pas de relations. » Un gouverneur (sorte de préfet chilien) à Cautin (au sud du Chili) qui a passé plusieurs années en Argentine pour échapper à la justice dans une affaire de malversation financière évaluée à plusieurs centaines de milliers d’euros. Un gouverneur dans le Bio Bio (sud du Chili également), finalement relevé de ses fonctions, qui a blanchi l’argent de l’ex-gourou nazi pédophile de la Colonie Dignidad, Paul Schäfer, aujourd’hui derrière les barreaux… « Le style présidentiel, contre toute attente, n’est pas efficace » , a durement souligné l’analyste politique Arturo Fontaine, dans un discours qui a remué la classe politique. La difficulté du Président à déléguer et son besoin d’être toujours à la une, à la façon de Nicolas Sarkozy, qu’il admire ouvertement, ne l’aident pas à ­prendre les décisions à tête reposée.

Côté conflits d’intérêts, le nouveau Président fait fort. Il avait promis de se défaire, avant son entrée en fonction, de ses actions chez Lan, la compagnie aérienne nationale, de sa chaîne de télévision (l’une des cinq chaînes hertziennes les plus importantes du pays) et de ses actions dans certaines entreprises, notamment immobilières. Il n’a vendu jusqu’ici que ses actions Lan, près de deux semaines après la prise de pouvoir. « Il y a eu là clairement évasion fiscale, soutient le sénateur démocrate-chrétien Andrés Zaldivar. Il a cherché une figure juridique pour ne pas payer l’impôt et, ce qui est délicat, c’est que celui qui pourrait le dénoncer est le directeur des Impôts, qui a été nommé par le Président lui-même. » Sebastian Piñera aurait ainsi épargné 50 à 90 millions de dollars…
Selon un dernier sondage, il bénéficierait toutefois de 52 % de soutien. « Au Chili, les gens ne voient pas en quoi les conflits d’intérêts sont un problème » , souligne Tomas Mosciatti, directeur de la principale radio nationale chilienne, radio Bio Bio. Le Président a même des actions dans des entreprises immobilières, Novatec et Inmobiliaria Aconcagua, qui ont des immeubles présentant des failles à Concepción, la ville qui a le plus souffert du tremblement de terre. Des failles qui démontrent que les normes antisismiques, obligatoires dans la construction chilienne, n’ont pas été respectées. Ces entreprises n’ont toujours donné aucune solution viable aux propriétaires, qui, en plus d’être à la rue, doivent continuer de payer leur appartement inhabitable…

Or, ces bévues et scandales retardent d’autant la reconstruction d’un pays qui a été touché par l’un des cinq séismes les plus violents au monde (8,8 sur l’échelle de Richter), affectant 80 % de son territoire, laissant sur le trottoir 2 millions de sinistrés, et ayant détruit 300 000 logements particuliers, 4 000 écoles et 79 hôpitaux.
Si le tremblement de terre au Chili a été 800 fois plus puissant qu’à Haïti, le Chili se relèvera plus rapidement. Il a les infrastructures et l’argent pour cela. Reste à savoir si le nouveau Président va pouvoir éviter l’augmentation du chômage et de la pauvreté dans les zones sinistrées, où l’appareil productif est souvent au sol.

Sebastian Piñera a déjà annoncé qu’il financerait une partie des 30 milliards de dollars nécessaires à la reconstruction grâce à un emprunt à l’extérieur, à des économies budgétaires, à la privatisation d’entreprises publiques et à l’augmentation des impôts sur les entreprises. Cette dernière mesure, qui devra être utilisée « en dernier ressort », selon le Medef chilien, ne devrait pas demander aux entreprises un effort très important ; en revanche, les coupes claires dans les budgets des régions ont déjà été annoncées, et sont énormes.

La troisième agglomération du Chili, Viña-Valparaiso, verra son budget annuel diminuer de 26 %. Une des coupes les plus importantes touche la région la plus pauvre du pays, également affectée par le tremblement de terre, ­l’Araucanie. Elle verra diminuer son budget annuel de 18,4 millions d’euros. Les autorités locales sont, au Chili, chargées de l’éducation et de la santé. Ces coupes affecteront donc directement la population qui dépend du secteur public, autrement dit les classes moyennes et pauvres, que le Président s’était engagé à soutenir durant son mandat. Il a écarté en revanche la possibilité d’augmenter le Royalty, l’impôt sur les bénéfices des entreprises minières étrangères, qui compense ­finan­cièrement l’extraction de ressources non renouvelables. Cet impôt est pourtant au Chili un des plus bas au monde.

Côté emploi, le nouveau Président a promis de créer 60 000 postes temporaires, financés par l’État, pour la reconstruction, et de donner pendant trois à quatre mois un tiers de leur salaire antérieur aux salariés licenciés sans aucune indemnité, comme la loi le permet aux entreprises en cas de catastrophe. Une loi qui, selon les syndicats, a été utilisée pour 20 000 travailleurs, souvent frauduleusement. Dans les trois régions touchées par le séisme, situées dans le centre-sud du pays, la plupart des gens n’ont plus de travail. Alors que l’hiver approche rapidement, et avec lui le froid et la pluie, les gens attendent des logements d’urgence qui tardent, les bras ­croisés, impuissants.

Monde
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