Fendre le bouclier

Denis Sieffert  • 8 avril 2010 abonné·es

En ces temps de crise, il est réconfortant d’apprendre que certains de nos concitoyens vont recevoir de l’État la rondelette somme de 376 000 euros. Cela en juste retour du trop-plein d’impôts payé pour 2009. Et tant pis pour les grincheux – il en existe toujours ! – qui protestent que cet acte d’indéniable générosité gouvernementale ne s’adresse pas à la France entière. Mais, puisque sélection il y a, qui seront donc les bénéficiaires ? Vont-ils être désignés par le hasard des paris sportifs en ligne, que nos députés s’apprêtaient mardi à libéraliser – au nom de la libre concurrence européenne ? Ou bien seront-ils choisis parmi les forçats de la production, champions du fameux « travailler plus pour gagner plus » appelé à remplacer « Liberté, Égalité, Fraternité » au frontispice de nos monuments républicains ? Rien de tout cela !

Les heureux élus sont, en vérité, ceux dont le patrimoine dépasse les 16 millions d’euros. Le critère peut surprendre, mais il a, aux yeux de MM. Sarkozy, Fillon et Copé, des vertus pédagogiques. Il s’agit de lutter contre l’idéologie égalitariste qui mine notre morale collective. Nicolas Sarkozy a voulu en quelque sorte inventer une variante au proverbe : « On ne prête qu’aux riches. » À présent, on ne donne qu’aux riches. Au total, ils seraient 16 350 à bénéficier de cette solidarité des pauvres envers les riches qu’on nomme « bouclier fiscal ». Mais l’injustice étant décidément partout, cette manne de l’État est elle-même inéquitable : certains petits riches n’ont touché que 565 euros. Une misère ! Tandis que le millier dont le patrimoine est le mieux pourvu a perçu le fameux chèque de 376 000 euros dont je parlais à l’instant.

Soit ! Je badine sur un sujet grave. Mais comment, autrement que par la dérision, mettre en évidence l’énormité de cette affaire ? Son absurdité. Son extrême vulgarité. D’autant plus que ce chiffre, à peu de chose près, en rappelle un autre qu’il côtoie ces jours-ci dans les mêmes rubriques « Économie » de nos journaux : 360 000. C’est en ce mois d’avril le nombre de chômeurs en fin de droits, autrement dit bientôt privés de tout revenu et de toute assistance. Imaginons que l’on soit dans un monde seulement normal, et cela ferait une allocation d’un bon millier d’euros à verser à ces gens qui n’ont plus de quoi vivre. Et nettement plus si l’on considère ce que coûte à l’État, au total, le « bouclier fiscal » : plus de 585 millions en 2009. Je sais bien que mon raisonnement n’est pas très « économique » ; pas très « systémique » en tout cas, et qu’on ne résoudra pas le chômage en supprimant le bouclier. Mais, avec de telles sommes, on est déjà au-delà du symbole. Et, côté symbole, le bouclier fiscal me paraît nettement plus arrogant que le fameux (et probablement apocryphe) « s’ils n’ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche ! » lancé par Marie-Antoinette à la foule affamée des faubourgs.

Pourquoi redécouvre-t-on ces jours-ci ce bouclier fiscal inventé naguère par Dominique de Villepin, puis aggravé par Sarkozy ? Pour deux raisons. L’une est affaire de calendrier. Ce mardi, la commission des Finances de l’Assemblée devait rendre un rapport sur le « bouclier ». Comme on l’a vu, la plupart des chiffres sont connus. Un autre est attendu. Celui des Français qui quitteraient le pays si ce dispositif n’existait pas. On aurait quantifié ce spectre agité par les gouvernements les plus réactionnaires. Ce chantage de quelques financiers, ou grands patrons, ou vedettes du show-biz, auquel l’État n’aurait d’autre issue que de céder. Mais le calendrier, c’est aussi la préparation du budget, et les propos du chef de file de l’UMP à l’Assemblée, François Copé, qui propose que l’on fixe « un objectif contraignant de réduction des dépenses pour l’État et la Sécurité sociale » . Autrement dit, moins de services publics, moins de remboursement des soins, mais « pas touche à notre bouclier fiscal ! » Il faut ajouter aux raisons de calendrier des raisons politiques qui remettent cette affaire au cœur de l’actualité. Il s’agit évidemment de la défaite de la droite aux régionales. Celle-ci, dans son ampleur, a eu pour effet de rendre de nouveau audible le discours de ceux qui critiquent ce dispositif. Ainsi, le 20 mai, la proposition de loi du groupe communiste et du Parti de gauche visant à abroger le bouclier fiscal devrait bénéficier d’un autre contexte que l’an dernier. Mais, plus encore, la droite ne défile plus comme un seul homme derrière Sarkozy. Des murmures viennent de ce côté pour réclamer le retrait du « bouclier » dont le maintien prend un caractère explosif.

Dans l’état d’insigne faiblesse dans lequel se trouve Nicolas Sarkozy, on lui souffle ici ou là qu’il n’est pas bon de continuer à défier l’opinion. Même les socialistes repointent le bout du nez. Adepte d’un pas en avant et de deux pas en arrière, Vincent Peillon suggère de troquer la suppression du « bouclier » contre celle de l’impôt sur la fortune (ISF) créé sous Mitterrand. Le PS promet pour sa Convention du 29 mai « une révolution budgétaire et fiscale ». On a appris à se méfier des mots… Il n’en est pas moins vrai que tout projet de gauche digne de ce nom passe par cette refonte fiscale dont les socialistes n’ont jamais eu le courage quand ils étaient au pouvoir. Dans l’immédiat, la bataille contre le bouclier fiscal symbolise le combat contre le gouvernement le plus à droite de notre histoire contemporaine.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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