L’adieu américain aux fossiles

Aux États-Unis, dans le Vermont, l’agglomération de Montpelier a rejoint le réseau des villes en transition pour se préparer à la « grande descente » de l’après-pétrole.

Alexis Buisson  • 1 avril 2010 abonné·es

Dans beaucoup d’endroits, on l’aurait regardé avec curiosité, voire avec méfiance. Richard Czaplinski, retraité de 68 ans qui en fait à peine 50, mène ce qu’il appelle « une vie simple »  : tout ce qu’il consomme est produit dans son jardin et sa serre ; son eau provient d’un puits au fond de sa propriété ; sa maison, qu’il a fabriquée lui-même, est chauffée à l’énergie solaire et au bois provenant de la dense forêt qui entoure son habitation. En hiver, il stocke sa production de pommes de terre, d’oignons et de carottes dans un cellier à légumes plongé dans la terre pour retenir la température du sol, lui permettant de disposer de produits frais tout au long de l’année, sans avoir à dépenser un seul dollar en électricité ou en essence. «  Voilà tous les déchets que j’ai produits en 2009, dit-il, montrant un simple sac-poubelle. Je ne fais qu’un aller-retour à la déchetterie dans l’année. »

Richard sait que son choix de vie, hérité de son enfance dans une ferme, peut prêter à sourire. Mais, alors que l’Amérique est toujours grippée par la pire crise économique depuis la Grande Dépression, il pense que tout le monde devrait suivre son exemple. D’ailleurs, depuis sa retraite, il parcourt la région pour inciter des ménages à s’équiper de celliers à légumes comme le sien, et ouvre même sa maison aux curieux : « Depuis ma naissance, j’ai vécu trois crises économiques majeures. Si je n’ouvrais pas le journal, je ne saurais même pas qu’elles ont existé » , dit-il en dégustant une soupe maison.

La maison n’est pas construite n’importe où ; elle se situe à l’extérieur de Montpelier, la coquette capitale de l’État du Vermont, dans le nord-est des États-Unis. Nommée ainsi par un colonel américain en hommage aux soldats français ayant participé à la guerre d’indépendance contre les Anglais, elle est depuis longtemps un refuge dans l’hyperpuissance américaine pour les amoureux de la terre comme Czaplinski, originaire du Wisconsin. Relativement petite – autour de 8 000 habitants depuis un quart de ­siècle – elle est même (et cela donne le ton) la seule capitale d’un État fédéré américain dépourvue de McDonald’s.

Fin 2008, Montpelier a fait la une de la presse en devenant la sixième ville américaine, et la première du Vermont, à rejoindre l’univers des villes en transition, un mouvement citoyen dont l’objectif est de favoriser le développement de systèmes de production locaux pour surmonter les difficultés de l’après-pétrole et les conséquences du changement climatique. Sur le premier front, il y a urgence : en avril 2009, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a reconnu la possibilité d’une « crise de l’offre » de pétrole quand l’activité mondiale aura redémarré, probablement courant 2010, causant une explosion du prix du baril et des difficultés d’approvisionnement dans les stations-service.
Depuis que la ville britannique de Totnes est devenue la première commune, en 2006, à appliquer le modèle transitionniste, des centaines de localités de toute taille – mais aussi des forêts et des îles – ont rejoint le mouvement à travers le monde. Le modèle s’articule en douze étapes, à appliquer avec souplesse selon le contexte local, au terme desquelles l’espace concerné fonctionnera de façon autosuffisante en parfaite indépendance de toute énergie fossile. Parmi elles : utiliser la technologie « open space » (étape 6), construire des liens avec les décideurs politiques locaux (étape 9). Ou encore organiser un grand événement de lancement (étape 4), appelé le « great unleash » dans la bible transitionniste, The Transition Notebook , écrit par le gourou britannique du mouvement, Rob Hopkins.

Pour Montpelier, ce g reat unleash a eu lieu le 4 novembre 2008 dans une église locale en présence de 220 personnes. « Il n’y avait plus de place. Nous avons dû ouvrir le deuxième étage » , sourit Annie McCleary, l’une des initiateurs de « transition town Montpelier ». « Le modèle transitionniste apporte une dimension d’urgence à l’action et incite à agir en partant de la base. Nous voulons que des citoyens ordinaires puissent se dire : “Oui nous pouvons nous préparer à l’après-pétrole.” »
Un an plus tard, la réalisation la plus visible est l’ouverture en mai 2009 d’un potager communautaire, installé sur la pelouse de l’Assemblée législative de l’État. Une grande première, symbolique, qui a pour but d’inciter la population à produire des légumes et des fruits frais, plutôt que de consommer des produits importés. Depuis son ouverture, 250 livres de carottes, de céleri, d’épinards, entre autres, ont été récoltées et données à la banque alimentaire locale. « Nous voulions montrer qu’il était possible de faire pousser des produits frais en pleine ville » , explique Zachary Brock, membre de l’association Apple Corps, qui participe au mouvement. « Je pense que les gens ont besoin de se rendre compte que le futur sans pétrole est amusant et excitant » , renchérit Caroline Abels, qui a également participé à l’initiative.

Mais toutes les villes américaines ne sont pas Montpelier, et tous les États américains ne sont pas le Vermont, un État à la conscience écologique particulièrement aiguë. Historiquement, ce dernier s’est développé grâce à l’agriculture, un secteur dont la prospérité dépend d’une bonne connaissance de la terre et d’une certaine stabilité climatique. Il est un État traditionnellement agricole, qui est allé jusqu’à coiffer son capitole d’une statue de la déesse de l’agriculture pour montrer son attachement à la terre. Tentée plusieurs fois par le rattachement au Canada, la maigre population du Vermont compte parmi les plus progressistes du pays : après avoir aboli la peine de mort, cet État fut le premier à légaliser les unions civiles homosexuelles par voie législative.
La ville de Montpelier elle-même est confrontée à des défis qui ressemblent à ceux auxquels d’autres villes américaines doivent faire face : l’étalement urbain favorise l’isolement des habitants les plus éloignés du centre-ville, et le manque de transports collectifs encourage l’utilisation de véhicules polluants, surtout dans cette région où les déplacements en vélo sont rendus difficiles par le relief et les hivers rigoureux.

Chez lui, dans le nord de Montpelier, où l’écart entre les habitations grandit, David Murphy constate ces difficultés. Fervent défenseur de l’idée d’indépendance énergétique, cet ancien pasteur a construit sa propre ferme aux portes de la ville. Mais il peine à mobiliser le voisinage. «  Ils se sont volontairement mis en dehors du centre-ville pour ne pas avoir à s’occuper des problèmes de la ville, indique-t-il en parlant de ses voisins. Nous avons organisé des pique-niques. Sur les trente ménages du quartier, seul huit sont venus. Donc, si c’est difficile à Montpelier, imaginez la situation ailleurs ! »

« Les sociétés ne sont plus ce qu’elles étaient, renchérit Sam Grayck, ancienne volontaire à la coopérative alimentaire de la ville. Les gens ont des modes de vie plus individualistes »

Autre défi : la difficulté récurrente de convaincre de la nécessité d’un changement d’habitudes. Même les défenseurs les plus acharnés du mouvement reconnaissent que celui-ci peine à toucher des cercles de non-initiés. « Il y a beaucoup de déni, beaucoup de personnes pensent que la technologie, le gouvernement ou je ne sais quel miracle vont nous sauver. Or, ce n’est pas vrai », regrette David Murphy.
« L’éducation de nos enfants changera sans doute la donne sur le long terme », pense Richard Czaplinski. Et de poursuivre avec le sourire : « Entre-temps, une bonne crise ne peut qu’aider. »

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Rencontre avec Akhenaton
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