Les grandes heures du MLF

Martine Storti a réuni
ses articles parus dans « Libération » durant les années 1970 sur le mouvement des femmes. L’occasion de vérifier que ses combats sont toujours d’actualité.

Olivier Doubre  • 15 avril 2010 abonné·es
Les grandes heures du MLF
© **Je suis une femme, pourquoi pas vous ? 1974-1979. Quand je racontais le mouvement des femmes dans *Libération* …** , Martine Storti, Éditions Michel de Maule, 320 p., 20 euros.

Ce n’est pas vraiment un livre de souvenirs. Encore moins l’autobiographie d’une ancienne militante. Plutôt une anthologie d’articles d’une journaliste engagée, appelée au milieu des années 1970 à collaborer au quotidien Libération . Chargée au départ de la rubrique scolaire, Martine Storti obtient bientôt la création d’une rubrique « Femmes » spécifique, « la seule alors dans la presse quotidienne » , où elle va « couvrir » les grandes heures du Mouvement de libération des femmes. En réunissant aujourd’hui ses « papiers » écrits entre 1974 et 1979, Martine Storti propose au lecteur un véritable saut dans le temps. Les événements retracés jour après jour, le style de l’écriture ou le vocabulaire employé sont autant de « reflets de l’écume des jours, traces et témoignages d’une époque, d’un moment historiquement situé » . Avec une moyenne d’une vingtaine d’articles par an, mêlant reportages, entretiens d’écrivaines et d’intellectuelles, critiques de livres ou de films, coups de gueule, récits de « manifs » ou d’assemblées générales interminables, ces textes restituent au plus près la couleur d’une époque.

Agrégée de philosophie, fille d’un immigré italien, Martine Storti est de cette génération du baby-boom qui, grâce à l’école républicaine, arrive bientôt en masse sur les bancs des facultés dans les années 1960 et adhère au mouvement de contestation tous azimuts d’une société figée, autoritaire et patriarcale, dont la première explosion a eu lieu en mai 1968. Mais le véritable tournant pour elle se produit deux ans plus tard. Le 26 août 1970, une dizaine de jeunes femmes déposent une gerbe de fleurs sous l’Arc de triomphe, sous une banderole (vite arrachée par les policiers dépêchés sur place) où est inscrit : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme. » C’est là l’acte de naissance en France du Mouvement de libération des femmes, nom que lui donne aussitôt la presse par simple transposition du Women’s Lib américain, alors que les participantes à cette première action publique ne s’en étaient pas encore choisi un. Le succès est immédiat, et les marques de sympathie affluent bientôt des quatre coins de France. François Maspero, toujours attentif au moindre soubresaut contestataire, propose immédiatement aux militantes de réaliser un numéro spécial de sa revue Partisans , dont le titre résume à lui seul la révolution des mentalités qui se met en marche : Libération des femmes, année zéro . Avec en couverture, « pour la première fois, le sigle du MLF, un poing fermé dans un cercle qui se prolonge par une croix, signe du sexe féminin utilisé par les biologistes » , se souvient non sans émotion Martine Storti, ces 250 pages, véritable « ébranlement affectif » , semblent « portées par des cris trop longtemps étouffés ; il y a bien une libération qui se joue tout de suite, libération de celles qui écrivent, seules ou à plusieurs, et de celles qui allaient lire » . La future journaliste de Libé lit en effet ces textes et découvre alors, comme des milliers d’autres femmes, « ravies pour la plupart, qu’un Mouvement de libération des femmes était né en France » .

Quelques années plus tard, c’est elle qui tient la plume, décrivant ce que vivent les femmes de diverses conditions dans la France des années 1970, narrant les multiples actions, revendications et manifestations organisées par le MLF, qui a beaucoup grossi depuis la fin de cette année 1970. « Ce fut une chance et un privilège d’être à Libé à ce moment-là, de rendre compte de ce que faisaient ces femmes si actives, si énergiques, de tenter de dire leur vie, leurs luttes, leurs désirs, leurs refus, en France et dans le monde, dans les usines et les bureaux, les théâtres et les livres, les écoles et les hôpitaux, les villes et les villages… » C’est en effet un poste d’observation privilégié puisque, rappelle-t-elle, le quotidien « affichait un accord de principe avec les luttes féministes, perçues comme l’un des aspects de la contestation qui traversait alors la société occidentale ; mais il était aussi, comme ne cessaient de le répéter mes copines du Mouvement, un “journal de mecs” *, vice rédhibitoire à l’époque »* . Durant cinq ans, elle multiplie les déplacements, en province pour suivre les grèves d’ouvrières dans le Nord-Pas-de-Calais ou en Normandie, mais aussi à l’étranger, de l’Italie à l’Allemagne, où la contestation est vive, et le mouvement féministe, virulent, se trouve souvent opposé aux dérives militaristes des tenants, souvent masculins, de la lutte armée, surtout chez les Brigades rouges transalpines, un peu moins chez les militants de la Rote Armee Fraktion… Elle se rend aussi au Liban pour rendre compte des difficultés des femmes au milieu de la guerre civile qui fait rage depuis 1975. Elle rencontre les femmes iraniennes, en pointe dans la révolution qui met à bas le régime du shah, mais qui sont bientôt contraintes au port du tchador dès le retour à Téhéran de l’ayatollah Khomeini. Sur ce point, ses articles sonneront comme un sérieux bémol à l’enthousiasme généralisé au sein de la gauche et de l’extrême gauche françaises pour le mouvement populaire qui a renversé le shah.

Mais la grande « chance » de Martine Storti est d’avoir suivi le mouvement féministe français à une époque charnière, où celui-ci va à la fois soulever des questions majeures pour les femmes (qui, on le verra, sont souvent loin d’être résolues aujourd’hui) et remporter des victoires importantes en faisant aboutir alors avec succès nombre de ses revendications, ce qui va contribuer à transformer en profondeur la société française. Création du premier secrétariat d’État « de la Condition féminine » en 1974, vote de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse en 1975, confirmation de celle-ci en 1979 après une première adoption à titre provisoire, remboursement par la Sécurité sociale de la contraception : la décennie 1970 est celle d’une certaine « modernisation » , pour reprendre le terme cher à Valéry Giscard d’Estaing. C’est aussi celle d’une véritable effervescence d’organisations et d’associations féministes, et de la naissance de multiples revues, journaux ou maisons d’édition, « tandis que les champs du savoir commencent à être regardés d’un point de vue féministe » , en particulier à la faculté de Vincennes, haut lieu d’expérimentation théorique dans tous les domaines, ce qui préfigure la naissance outre-Atlantique des départements de women puis de gender studies – dont on attend encore aujourd’hui un véritable équivalent en France. Toutes ces transformations contribuent à changer en une décennie le visage d’une société française qui, au tout début de la décennie 1970, apparaissait encore figée du point de vue des relations entre les sexes, voire largement réactionnaire. Et, parmi les lieux où cette conception traditionnelle, familialiste, voire sexiste, résiste tout particulièrement, on trouve les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, en particulier celles liées au Parti communiste français : les articles de Martine Storti relatant les discours des dirigeants communistes sur « la libération de la femme » – le singulier montrant à lui seul la mécompréhension des enjeux par les dirigeants de la place du Colonel-Fabien – sont particulièrement significatifs sur les résistances, à gauche également, à l’évolution des droits des femmes dans la société. Un papier sur le défilé du 1er mai 1976 raconte même l’intervention plus que musclée du service d’ordre de la CGT contre les féministes et les homosexuels dans le cortège de la fête « des travailleurs » !

Mais, à relire aujourd’hui les textes de Martine Storti parus dans le Libération d’avant les années 1980, force est de constater, en dépit de certaines conquêtes non négligeables, que nombre de questions soulevées à l’époque demeurent non résolues. Les femmes continuent en 2010, année du quarantième anniversaire de la création du MLF, à devoir affronter les mêmes inégalités en matière de salaires, injures et violences sexistes sur les lieux de travail ou dans la sphère privée, viols dans l’espace public et parfois dans le couple, etc. « J’étais en train de trier mes papiers des années 1970 et je ne m’attendais pas à tant de coïncidences » , constate, amère, Martine Storti.

« Ainsi, des problèmes soulevés et des oppressions spécifiques dénoncées par le MLF restent, quarante ans plus tard, hélas, à l’ordre du jour, comme si se perpétuait un destin féminin qu’aucune lutte ne saurait une fois pour toutes abolir.  […] Sans nier les changements, il me semble cependant que nous sommes encore loin d’une mise en acte de l’égalité des sexes et de la liberté des femmes, non de quelques-unes mais de toutes, de leur existence comme telles, c’est-à-dire comme femmes libres – libres de corps et d’esprit – dans l’espace public et privé. » Le livre de l’ancienne journaliste de Libération est donc aussi une invite à poursuivre les combats initiés il y a quatre décennies.

Idées
Temps de lecture : 8 minutes

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